Récit du Martyre de l'Imam Hussein

L'Imam Ali - Que la Paix de Dieu soit sur lui - a raconté : Un jour, en entrant chez le Messager de Dieu - Que Dieu prie sur lui et sur sa famille, j'ai vu que ses yeux débordaient de larmes.

 Je lui ai demandé :

-  Qu'est-ce qui te fait pleurer, ô Messager de Dieu ?

- L'Ange Gabriel vient de me quitter. Il m'a informé que Hussein serait tué près de l'Euphrate... Veux-tu sentir la terre où il sera tué ? Il tendit la main, ramassa une poignée de terre et me la donna. Alors je n'ai pu empêcher mes larmes de couler..." (rapporté par Ahmad ibn Han bal)

***

    Habitants de Koufa ! Obeidoullah, fils de Ziyad, votre Gouverneur, a ordonné l'arrestation de Mouslim le fils d'Aqil, l'envoyé de Hussein fils d'Ali, qui a refusé de jurer obéissance au Calife. Quiconque aidera Mouslim fils d'Aqil, d'une façon ou d'une autre, sera considéré comme rebelle envers le Calife. Il sera pendu et écartelé, toute sa famille exécutée, et tous ses biens confisqués. Que ceux qui ont aidé Mouslim dans le passé, et qui se repentent fournissent à la police des indices permettant de découvrir la cachette du rebelle. Ils bénéficieront de la clémence du Gouverneur Obeidoullah !

    Le crieur public s'éloigna, pour aller délivrer son message en un autre endroit de la ville. L'Azane appelant à la Prière du Maghreb avait succédé à la proclamation. Mouslim se mit debout, et leva les bras pour le Takbir d'entrée dans la Prière. Quand il eut achevé celle-ci, il se retourna. La Mosquée était vide. Un homme, un seul, Hani fils d Orwah qui hébergeait Mouslim, avait prié derrière lui. Tous les autres s'étaient éclipsés, l'un après l'autre... Les deux hommes échangèrent quelques mots. Hani sortit de la Mosquée pour conduire en lieu sûr les deux jeunes fils de Mouslim, avant de tenter de quitter Koufa pour alerter au plus vite l'Imam Hussein. Mais à peine avait-il rejoint sa maison que celle-ci fut encerclée par les hommes d'Obeidoullah. Hani se défendit avec courage, mais très vite il succomba sous le nombre. Il fut enchaîné, et traîné au palais du Gouverneur. Dès que la nouvelle de son arrestation fut connue, les guerriers de la tribu des Mazij, dont Hani était le chef, entourèrent le palais, exigeant sa libération. Obeidoullah dut ruser et il leur promit qu'il serait bien traité et qu'ils n'avaient pas à s'inquiéter pour lui.

  Pendant ce temps Mouslim avait quitté la Mosquée. IL errait au hasard dans les ruelles de Koufa, ne sachant où se cacher pour passer la nuit. Il s'arrêta près d'une maison, et s'assit pour se reposer un peu. La porte de la maison s'ouvrit. Une vieille dame apparut : Que veux-tu, étranger ? Que cherches-tu par ici à cette heure tardive ?

- J'ai soif ! Peux-tu m'offrir un peu d'eau ?

La vieille dame rentra dans la maison, puis ressortit avec un bol plein d'eau qu'elle tendit à Mouslim. Celui-ci remercia, but, et resta assis.

- Pourquoi ne te lèves-tu pas ? Pourquoi ne t'en vas-tu pas ?

 Qui es-tu ?

- Je ne sais pas où aller. Je suis étranger... Je viens de la ville de l'Envoyé de Dieu. Je suis ici depuis quelques semaines, à l'invitation des habitants de Koufa. Ils étaient plusieurs milliers à m'acclamer quand je suis arrivé. Aujourd'hui, pas un seul n'accepterait que je pénètre dans sa maison...

- Tu es Mouslim ! Tu es celui que la police recherche ! Entre vite dans ma maison ! Que Dieu te bénisse, ma mère ! Mais je ne peux accepter ton offre, tu courrais un danger trop grand.

- Entre, te dis je ! Tu es l'envoyé de Hussein ! Tu es le cousin et l'homme de confiance de mon Imam ! Comment pourrais je affronter Fatima la Resplendissante, le Jour du Jugement, quand elle me dira : "Tawah, l'envoyé de mon Hussein est venu vers toi, pourchassé par la police de Yazid, sans ami, sans défenseur, et tu l'as repoussé..." Entre te cacher chez moi, mon enfant !

Mouslim entra. IL se cacha dans un coin de la maison. Comme s'il pressentait que cette nuit était sa dernière nuit, il décida de veiller en Prière.

   Quand le fils de Tawah rentra à la maison, la vieille dame ne sut pas lui cacher qu'elle avait offert asile à l'homme que toutes les polices du Calife recherchaient. Endormant la méfiance de sa mère par un mensonge, le traître trouva un prétexte pour sortir en pleine nuit. Il se précipita au palais d'Obeidoullah. Quand il retourna chez lui, soixante dix hommes armés jusqu'aux dents l'accompagnaient. Mouslim entendit le pas des chevaux. Il comprit ce qui se passait. Il se leva d'un bond, l'épée à la main, et se précipita vers la porte. Tawah aussi avait entendu, et elle avait compris que son fils les avait trahis. Elle supplia Mouslim de ne pas douter d'elle, et il l'assura qu'il était convaincu de sa sincérité.

   Mouslim bondit dans la ruelle. IL se retrouva face à face avec les hommes de main d'Obeidoullah. Pendant plusieurs heures il se battit contre ceux qui venaient l'arrêter. Ceux-ci, impuissants à le vaincre blessèrent en lui lançant de loin des flèches, des pierres, des objets enflammés. Puis ils l'obligèrent à se replier vers un endroit où ils avaient creusé un piège dans le sol. Ils purent ainsi s'emparer de lui.

   Mouslim fut conduit au palais du Gouverneur. Obeidoullah ordonna qu'on lui tranche la tête. Puis le corps du premier Martyr du Soulèvement de l'Imam Hussein fut jeté du haut des murailles du palais.

Hani fut conduit au marché aux moutons de Koufa, pour y être lui aussi décapité. Il appela les membres de sa tribu :

A moi les Mazij ! Je suis Hani fils d'Orwah, votre chef ! N'y a-t-il donc aucun Mazij pour venir me défendre aujourd'hui ?

Mais le climat de terreur qu'Obeidoullah faisait régner depuis quelques jours commençait à produire ses effets. La rumeur courait aussi que l'armée de Damas était presque aux portes de la ville. Cent mille hommes appelés en renfort… Pas un seul Mazij ne vint au secours de son chef. La tête de Hani aussi fut tranchée.

   Les corps des deux Martyrs furent traînés derrière des chevaux dans les rues de Koufa, pour effrayer davantage la population. Leurs têtes furent envoyées à Damas, en cadeau, à Yazid, le Calife omeyyade.

***

   Avant l'arrivée à Koufa d'Obeidoullah, le Gouverneur nommé par Yazid, et de ses troupes, Mouslim avait écrit à l'Imam Hussein pour l'informer de l'avancement de la mission dont celui-ci l'avait chargé. Les habitants de Koufa, et ceux d'autres villes d'Iraq, avaient envoyé lettres et délégations à l'Imam Hussein :

- Nous t'attendons, ô fils de l'Envoyé de Dieu ! Nous ne voulons pas d'autre Calife que toi ! Viens, mets-toi à la tête de nos armées. Viens ! Ne nous abandonne pas !

Mais il fallait être prudent. Les gens de l'Iraq avaient déjà trahi et l'Imam Ali et l'Imam Hassan. Mouslim devait apprécier le degré de sincérité de ces messages, et organiser la venue à Koufa de l'Imam. La situation lui avait paru propice à un soulèvement, et il en avait informé son cousin, l'Imam Hussein

Quand il avait reçu la lettre de Mouslim, l'Imam Hussein avait décidé de partir sans plus attendre. Il avait toute confiance en son cousin. IL craignait d'autre part que Yazid fils de Moawiyah, le Calife omeyyade, ne le fasse assassiner à La Mecque. Et il ne voulait pas que la Ville Sainte, où il est interdit de tuer même un insecte, soit profanée par son propre sang.

Il avait donc quitté l'enceinte sacrée le 8 du mois de Zoul-Hijja de l'an 60 de l'hégire, la veille du Jour d'Arafat. A quelqu'un qui s'étonnait qu'il n'attende pas la fin du Pèlerinage, il avait répondu qu'il allait s'offrir lui-même en Sacrifice, en Iraq.

En chemin, il rencontra des pèlerins qui lui donnèrent quelques informations :

- Les cœurs des gens sont avec toi, mais leurs épées sont plutôt du côté des Omeyyade... Après tout, c'est au Ciel que se décide le destin, et Dieu fait ce qu'IL veut !

A mesure qu'il avançait vers l'Iraq, le cortège qui accompagnait l'Imam Hussein grossissait. Un messager fut envoyé à Koufa. Capturé, il lui fut ordonné, en échange de la vie sauve, de monter en chaire à la Mosquée et d'y injurier le petit-fils du Prophète. Mais au lieu de cela, le courageux compagnon de l'Imam appela les gens à se soulever contre Obeidoullah et son maître Yazid. Il fut jeté vivant du haut des murs du palais. Un second messager de l'Imam Hussein subit le même sort. Des nouvelles sur la réalité de la situation parvinrent enfin à l'Imam Hussein IL ordonna de faire halte, et s'adressa à ceux qui l'accompagnaient :

- Nos Partisans nous a abandonnés. Que ceux qui veulent s'en aller s'en retournent chez eux. Ils n'ont pas d'obligation envers nous.

Tous ceux qui avaient rejoint le cortège en cours de route se dispersèrent. Seuls restèrent avec l'Imam Hussein les proches et les Chiites qui l'accompagnaient depuis La Mecque, ainsi que les femmes et les enfants de la Famille du Prophète.

L'Imam Hussein et ses compagnons reprirent leur marche. Ils furent bientôt interceptés par un premier détachement de l'armée de Yazid, et contraints de changer de route. Le 2 du mois de Muharram de l'an 61 de l'hégire, ils se heurtèrent à un autre corps d'armée fort de quatre mille hommes. Ils furent obligés de s'arrêter.- Comment s'appelle cet endroit, demanda l'Imam Hussein ?- Karbala !- O mon Dieu ! Je cherche Ta Protection contre l'affliction [Karb] et le malheur [Bala] !

Et il ajouta :

Descendez de vos montures. Nous sommes arrivés au terme de notre voyage. C'est ici que nous allons verser notre sang et que nous serons enterrés. C'est ce que m'a confié mon grand-père, l'Envoyé de Dieu ! Le 7 Moharrem, l'armée prit position pour empêcher les compagnons de l'Imam Hussein d'accéder à !'Euphrate et les priver ainsi d'eau. Le 8 Moharrem, les hommes de Yazid se rapprochèrent du campement de l'Imam, et au fil des heures montrèrent de plus en plus d'agressivité. Ils tenaient leurs épées et leurs lances prêtes, comme s'ils allaient donner l'assaut. Les incidents se multipliaient.

L'Imam Hussein envoya son frère Abbas leur demander ce qu'ils voulaient exactement :

- Que Hussein se soumette ! Qu'il jure fidélité au Calife, sinon nous le combattrons !

Le soir du 9 Moharrem, l'Imam Hussein chargea Abbas de négocier un ultime délai. L'Imam et ses compagnons pourraient ainsi jouir d'une dernière nuit pour se préparer au Martyre.

***

La nuit se passa en Prière. Les compagnons de l'Imam Hussein se faisaient les uns aux autres leurs dernières recommandations. L'Imam réunit tous ceux qui l'accompagnaient. Il leur dit que ses ennemis n'en voulaient qu'à lui seul, et il leur proposa de profiter de l'obscurité pour s'enfuir. Il éteignit même les lampes afin que quiconque voudrait partir puisse le faire sans être vu de ses compagnons.

Aucun n'accepta d'abandonner son Imam ! Tous voulaient mourir avec lui, et être avec lui au Paradis.

Au milieu de la nuit, l'un des commandants de l'armée de Yazid, Hour, celui-là même qui avait forcé l'Imam Hussein à changer de route et à se diriger vers Karbala, s'approcha du camp. Son fils et son esclave (qu'il aimait autant que son fils) l'accompagnaient. Lors de leur première rencontre, au milieu du désert, l'Imam Hussein avait offert à Hour et à ses soldats assoiffés l'eau dont il disposait. Ils avaient même donné à boire à leurs chevaux épuisés. Et depuis trois jours maintenant que le campement de l'Imam était privé d'eau, les femmes et surtout les enfants souffraient terriblement de la soif. Et le lendemain, à l'aube, l'assaut allait être donné, le petit-fils du Prophète et ses compagnons massacrés... Hour ne se pardonnait pas son rôle dans cette affaire. Le repentir avait envahi son âme, et il ne songeait plus qu'à ce qu'il aurait à répondre à la terrible question que ne manquerait pas de lui poser son Créateur le Jour du Jugement. IL lui fallait choisir clairement entre l'Enfer et le Paradis. Peut-être était-il encore temps d'obtenir le Pardon... IL n'y avait pas à hésiter. Quand il fut en présence de l'Imam Hussein Hour tomba à genoux. Sa voix était entrecoupée de sanglots :

- Fils du Prophète, pardonne-moi ! Je ne pensais pas que mon action aurait de telles conséquences. Permets-moi de me racheter en défendant ta vie, et que mon fils que voici défende la vie de tes fils !

L'Imam Hussein releva Hour et, le serrant dans ses bras, l’embrassa :

- Hour, mon ami ! Je n'ai pas le moindre blâme à t'adresser. Ton courage et ton désintérêt pour les choses de ce bas monde ont ajouté à ta valeur morale. Tu es mon invité ! Pardonne-moi de ne pouvoir rien t'offrir, ni à manger, ni à boire ! La veillée de Prière se poursuivit. Les compagnons de l'Imam Hussein entouraient celui-ci, et tous s'attachaient à se rappeler leur Créateur. Ils se promirent les uns aux autres que, tant qu'ils seraient en vie, ils feraient tout leur possible pour qu'aucun mal ne soit fait au petit-fils du Saint Prophète.

   L'aube arriva. Ali Akbar, l'un des fils de l'Imam Hussein, récita l'Azane. Une volée de flèches, tirées par l'armée de Yazid, lui répondit. Les compagnons de l'Imam se séparèrent en deux groupes. Pendant que les uns priaient derrière lui, les autres se tenaient debout, serrés l'un contre l'autre faisant à ceux qui priaient un rempart de leurs corps, tant et si bien qu'aucune flèche n'atteignit ceux-ci. Les héros qui formaient ce bouclier vivant recevaient dans leur chair, sans défaillir, sans une plainte, cette pluie de flèches acérées... Quand tous eurent fini d'accomplir la Prière de l'Aube, vingt-trois des soixante-dix-sept compagnons de l'Imam Hussein étaient grièvement blessés !

Le soleil se leva. Les tambours de guerre de l'armée omeyyade commencèrent à retentir. En même temps, près de cinq mille soldats assoiffés de sang crièrent à l'Imam Hussein d'envoyer au combat ses hommes... ses soixante-dix-sept courageux compagnons !

Le Jour d'Achoura commençait...

***

   Avant que la bataille ne s'engage, l'Imam Hussein essaya une dernière fois de raisonner les assaillants, dans l'espoir d'éviter à ceux qui ne se seraient pas rendu compte de la gravité de ce qu'ils allaient faire, de participer à un crime et un péché impardonnables. Il leur rappela les milliers de messages que les leurs lui avaient envoyés pour l'inviter à venir en Iraq et lui prêter serment d'allégeance, pour défendre à ses cotés le Message de l'Islam. Mais ses discours furent vains. Ses appels pathétiques ne furent pas entendus par ces hommes épris d'argent et assoiffés de pouvoir.

L'Imam Hussein ne désespéra pas. Il fit avancer encore un peu son cheval, plus près de l'armée omeyyade Il leva le Saint Coran et dit : "Soldats de Yazid ! Nous avons en commun le Livre de Dieu et la Sunna de mon grand-père, le Messager de Dieu !" . Personne ne réagit. Il insista : "Ne voyez-vous pas que je porte l'épée du Messager de Dieu, son vêtement de guerre, et son propre turban ?

- Oui, nous voyons cela.

- Pourquoi donc alors voulez-vous me combattre ?

Pour obéir aux ordres de notre Maître, Obeidoullah fils de Ziyad !

Alors l'Imam Hussein s'adressa à Omar fils de Saad, le commandant de l'armée de Yazid : "Omar ! Tu veux me tuer pour que celui qui a usurpé le Califat te nomme Gouverneur de la moitié de la Perse. Par Dieu ! Tu n'auras pas ce plaisir. Fais-moi ce que tu comptes me faire. Mais je te jure que jamais après ma mort tu ne connaîtras de joie, ni dans ce monde, ni dans l'autre ! Je vois ta tête attachée à un bâton, et les enfants de Koufa jouant avec...

Exaspéré par cette prédiction, 0mar fils de Saad tourna les talons. Il prit son arc, y plaça une flèche et tira, en criant : " Soyez tous témoins que je suis le premier à avoir tiré !

***

Hour supplia l'Imam Hussein de lui permettre, ainsi qu'à son fils et à son esclave, d'être les premiers à combattre. Sans doute espérait-il convaincre les mille hommes placés sous son commandement de le rejoindre et de soutenir le petit-fils de l'Envoyé de Dieu. Peut-être alors les autres soldats se rallieraient-ils à eux. 0u du moins peut-être hésiteraient-ils à combattre un ennemi autrement plus nombreux que celui qu'ils s'apprêtaient à affronter. Hour pouvait espérer empêcher de la sorte qu'ait lieu le massacre qu'il avait contribué à préparer.

L'Imam Hussein ayant donné son accord, Hour, son fils et son esclave se mirent en selle et s'avancèrent vers les lignes ennemies. Ils firent halte lorsqu'ils furent tous près de l'armée de Yazid. Hour commença à haranguer ses anciens hommes. Il leur parlait avec une grande éloquence, appuyant son argumentation sur de nombreux Versets du Coran. Il leur expliquait pourquoi il avait choisi de se ranger du coté de la Vérité et de la Justice, sous la bannière de l'Imam Hussein, et les pressait de réfléchir aux conséquences qui ne manqueraient pas de résulter pour eux du fait de combattre et de tuer le petit-fils du Prophète, que celui-ci avait tant aimé.

Il leur parlait du choix qu'il leur fallait faire entre le Paradis et l'Enfer... Ses paroles avaient un effet extraordinaire sur ses anciens soldats. Chimr fils de Jawchane, l'un des chef de l'armée omeyyade voyant le changement qui s'opérait dans le cœur et l'esprit des hommes. IL pressa Omar fils de Saad, le commandant en chef de l'armée, d'attaquer en masse et immédiatement les trois hommes, car la situation risquait fort de se retourner en faveur de l'Imam Hussein ! Une récompense fabuleuse fut promise à ceux qui tueraient Hour et ses deux compagnons.

  Les trois hommes firent preuve de tant de vaillance et d'adresse qu’ils tuèrent à eux seuls des dizaines d'ennemis. Le fils de Hour fut tué le premier, puis ce fut le tour de son esclave. Hour continuait de faire des ravages dans les rangs de l'armée de Yazid. Mais ses nombreuses blessures lui avaient fait perdre beaucoup de sang. IL fut pris d'étourdissement et tomba de cheval. A l'heure de la mort, il souhaita entendre encore une fois de la bouche de l'Imam Hussein l'assurance que celui-ci lui avait pardonné. Aussi l'appela-t-il de toutes ses forces, avant de perdre connaissance.

Quand ils entendirent le cri de Hour, l'Imam Hussein et Abbas bondirent sur leurs chevaux. Sabre au poing, ils traversèrent les rangs ennemis, jusqu'à l'endroit où gisait Hour. L'Imam Hussein y parvint le premier. IL souleva la tête de Hour et la posa sur ses genoux. Puis il essuya le sang qui couvrait son visage et pansa la large blessure ouverte dans son crâne en se servant d'une écharpe que Fatima (as) sa mère avait tissé elle-même. Hour ouvrit les yeux. IL était incapable de parler, mais il fixa ses yeux droit dans ceux de l'Imam. Celui-ci comprit ce que le mourant voulait savoir. Il posa sa main sur la tête de Hour, en priant :

- Que Dieu t'accorde Ses Bénédictions pour ce que tu as accompli aujourd'hui pour me défendre ! En entendant ces mots, Hour poussa son dernier soupir, sa tête reposant toujours sur les genoux de l'Imam Hussein Celui-ci et Abbas soulevèrent le corps sans vie, et le transportèrent jusqu'au campement.

Après Hour vint le tour de chacun des vaillants et dévoués Chiites de l'Imam Hussein Chacun d'eux revendiquait l'honneur de sacrifier sa vie en premier. Chacun d'eux brillait du désir de mourir en défendant la vie du petit-fils de l'Envoyé de Dieu et celle de ses proches qu'ils aimaient plus qu'eux mêmes et que leurs propres parents !

***

Habib fils de Mazahir était attaché à l'Imam Hussein depuis sa plus tendre enfance. Un jour, à Médine, quand Habib avait peut-être huit ans, le Saint Prophète était passé près d'un groupe d'enfants en train de jouer. Habib était du nombre. Le Prophète l'avait attrapé, soulevé dans ses bras, et embrassé avec tant d'amour que les Compagnons présents s'en étaient étonnés. Certes chacun connaissait l'affection que l'Envoyé de Dieu portait aux enfants. Mais pourquoi de telles démonstrations envers ce, enfant anonyme en particulier. Alors le Saint Prophète, les, yeux noyés de larmes, avait déclaré :

- J'ai vu de mes yeux Habib suivre avec dévotion Hussein où qu'il aille. Je l'ai vu embrasser le sol foulé par Hussein Et je vois un jour où même enfant montrera son amour pour Hussein d'une manière qui rendra son nom immortel !

Quand il était arrivé à Karbala,la première chose qu'avait faite l'Imam Hussein avait été d'écrire à Habib, qui se trouvait à Koufa, pour l'informer de la situation dans laquelle il se trouvait.

A peine avait-il reçu la lettre de l'Imam Hussein que Habib avait décidé de voler à son secours. IL informa son épouse de sa décision, lui offrant de lui rendre sa liberté, si elle le souhaitait, et de lui donner tous les biens qu'il possédait. La noble dame lui répondit :

- Je suis fière de la décision que tu as prise de sacrifier ta vie pour défendre l'Imam Hussein Tu étais heureux que le petit-fils du Prophète te considère comme son ami d'enfance, et il a bien montré combien il a confiance en toi, puisque, à toi seul il a écrit pour demander du secours à l'heure du besoin ! Va donc, et que Dieu te garde !

Habib n'avait plus qu'une pensée atteindre Karbala aussi vite que possible, arriver à temps pour défendre son Imam. Il mit dans la confidence son esclave, à qui il confia le soin de conduire son cheval en un certain endroit, d'où il partirait pour Karbala la nuit même. Quand il arriva près de l'endroit du rendez-vous, il entendit son esclave s'impatienter :

- Comment se fait-il que mon maître tarde tant ?

A-t-il été arrêté. Si c'est le cas, je vais moi-même partir retrouver l'Imam Hussein pour l'assurer que mon maître ne l'a pas abandonné, mais qu'il a été empêché de venir. Ce serait la réussite de ma vie si je pouvais combattre alors, et verser mon sang pour le petit-fils de l'Envoyé de Dieu !

Habib appela les Bénédictions de Dieu sur son esclave, et il l'affranchit sur-le-champ. IL atteignit le campement de l'Imam Hussein dans la nuit du 9 au10 Moharrem. L'Imam avait distribué les armes à ses compagnons, et avait gardé un équipement complet en réserve. Quelqu'un lui demanda pour quelle raison il ne distribuait pas ces armes aussi. L'Imam Hussein répondit : "Habib, le plus cher de tous mes amis, va venir : je l'ai appelé ! Ces armes seront les siennes.

Habib se battit comme seuls se battent ceux que la Foi anime. Et quand il reçut le Martyre, il expira le cœur satisfait de n'avoir pas déçu celui qu'il aimait tant.

***

Mouslim fils d'Awsaja était un vénérable Compagnon du Saint Prophète. Il était âgé de plus de quatre-vingt-dix ans. Le poids des ans avait courbé son échine, mais en rien affaibli le zèle avec lequel il servait la cause de la Vérité.

IL avait vu le Saint Prophète embrasser avec amour son petit-fils Hussein Il avait vu le Saint Prophète descendre précipitamment de sa chaire dans la Mosquée de Médine, interrompant son sermon pour prendre dans ses bras et consoler Hussein qui était tombé après s'être pris les pieds dans un tapis de fibres de palmier. Il avait vu, un jour de l'Aid, le Saint Prophète courir dans les rues de Médine en portant sur ses épaules, en même temps, Hassan et Hussein, et en imitant le cri du chameau, parce que les enfants voulaient faire une promenade sur le dos de cet animal. Un Compagnon du Saint prophète s'était alors exclamé :- Quelle merveilleuse monture ces deux enfants ont trouvée !

- Non, avait répondu le Prophète ! Dis plutôt : de quels merveilleux cavaliers j'ai été gratifié !

Ce vénérable témoin de la Révélation, ce fidèle Chiite de l'Imam Ali, puis de l'Imam Hassan, puis de l'Imam Hussein, ne pouvait imaginer un seul instant qu'il lui faille abandonner son Imam en un moment aussi critique. L'Imam, quant à lui, faisait tout son possible pour tenter de le convaincre qu'à son âge il n'était pas pensable qu'il aille au combat. Mais si l'âge avait usé les forces de Mouslim,la flamme de l'amour pour la Famille du Prophète, qui consumait son âme,le soutenait et ajoutait à son inflexible détermination de défendre celui qu'il avait vu le prophète embrasser tant de fois. A quatre-vingt-dix ans passés, Mouslim se jeta dans la bataille, et offrit jusqu'à sa dernière goutte de sang pour défendre l'Imam Hussein

***

Borair Hamadani était un guerrier intrépide. Ses prouesses dans les duels l'avaient rendu légendaire. Quand il avait compris qu'Omar fils de Saad et ses soldats avaient l'intention de tuer l'Imam Hussein, il s'était juré de leur faire goûter de son épée, cette épée qui avait semé la terreur dans les cœurs de tant de valeureux guerriers... L'Imam Hussein avait eu toutes les peines du monde à le retenir, et à lui faire comprendre que son intention n'était pas d'attaquer l'ennemi, mais de mourir en Martyrs.

C'est Borair Hamadani qui avait réuni tous les compagnons de l'Imam Hussein, et qui les avait mis en garde contre un possible attaque surprise pendant la nuit :

- Si le petit-fils de l'Envoyé de Dieu était tué de la sorte, alors que nous-mêmes serions encore en vie, la honte et le déshonneur s'attacheraient à nous jusqu'à la fin de nos jours. Quoi que nous fassions dans toute notre vie, rien ne pourrait effacer cette infamie !

C'est aussi Borair Hamadani qui, une nuit, alors qu'il montait la garde, avait surpris un échange de propos entre l'Imam Hussein et sa sœur Zaynab. Celle-ci demandait à l'Imam s'il était sur de ses Chiites il pensait que ceux-ci combattraient pour le défendre, ou s'il craignait qu'ils ne l'abandonnent. Borair avait immédiatement réveillé tout le camp, s'était planté devant Zaynab et, courbant la tête devant la fille de l'Imam Ali et de Fatima la Resplendissante, lui avait déclaré que c'était pour lui une question d'honneur de se battre et de mourir pour défendre l'Imam Hussein et la Famille du prophète. Et Borair avait demandé à chacun des présents de donner la même assurance à Zaynab.

C'est encore Borair Hamadani qui, voyant un enfant pleurer tant il avait soif, s'était saisi d'une outre et, accompagné de quelques-uns des compagnons de l'Imam Hussein, s'était frayé un chemin vers le fleuve, à travers les rangs de l'armée ennemie. Les hommes d'Omar fils de Saad les avaient interpellés. Borair avait répondu :

- Je suis Borair Hamadani, Chiite de Hussein ! Je viens chercher de l'eau pour donner à boire aux enfants qui meurent de soif !

Les soldats avaient répondu à Borair que lui et ses compagnons pouvaient boire autant qu'ils le souhaitaient, mais que pas une goutte d'eau ne devait parvenir au campement assiégé. Borair avait insisté, parlant de la souffrance des enfants privés d'eau dans ce désert écrasé de chaleur. Les soldats s'étaient moqués de lui et de ses sentiments. Alors Borair s'était mis en colère. Lui et la poignée d'amis de l'Imam qui l'accompagnaient avaient en un instant dispersé le régiment qui gardait les accès au fleuve. Et c'est le cœur rempli de satisfaction et de fierté d'avoir rempli son devoir que Borair avait ramené au camp l'outre pleine d'eau. Les enfants crièrent de joie en le voyant. Ils se précipitèrent pour étancher leur soif... Hélas !

Dans leur hâte, les malheureux se bousculèrent, l'un d'entre eux tomba sur l'outre qui éclata. Pas un ne put boire pas même une seule goutte ! Borair n'avait pu retenir ses larmes, en voyant que tous ses efforts n'avaient servi à rien...

Borair Hamadani s'avança sur le champ de bataille. Nombreux furent ceux, parmi les ennemis, qui le précédèrent dans la mort. Puis Borair reçut enfin le Martyre auquel il aspirait.

***

L'un après l'autre, les fidèles Chiites de l'Imam s'avancèrent face à l'ennemi. L'un après l'autre ils combattirent avec fougue. L'un après l'autre ils envoyèrent en Enfer un grand nombre des suppôts de Yazid. Quand arrivait son tour de s'effondrer, épuisé par les nombreuses blessures qu'il avait reçues, chacun d'eux criait à l'adresse de l'Imam Hussein :

- O mon Maître ! Je t'envoie mes dernières salutations !

Alors, à chaque fois, l'Imam Hussein, accompagné de son frère Abbas et de son fils Ali Akbar, se précipitait sabre au clair, afin d'être aux cotés de son ami pour le réconforter dans ses derniers instants.

Depuis le matin, l'Imam Hussein n'avait pas cessé d'assister de la sorte ses fidèles, de prendre dans ses bras leur corps sans vie, et de les ramener l'un après l'autre au campement. Sur chacun d'eux il pleurait abondamment, se rappelant leur affection pour lui, leur profonde dévotion et leur esprit de sacrifice. La mort de chacun de ces fidèles amis était pour l'Imam Hussein une blessure douloureuse. Ces hommes courageux n'avaient pas leurs familles auprès d'eux, à Karbala, pour leur rendre les derniers hommages et pleurer leur mort. Mais les sœurs et les filles de l'Imam Hussein, ainsi que les dames de sa Maison, les pleuraient comme elles l'auraient fait pour leurs propres frères ou leurs propres fils.

***

Wahab fils d'Abdallah était un tout jeune homme. Il s'était marié deux jours à peine auparavant quand, retournant chez lui avec sa mère et sa jeune épouse,

il était passé par Karbala. Il y avait vu un grand rassemblement de troupe, encerclant un minuscule campement. Il alla aux nouvelles, et apprit ainsi que l'armée de Yazid était sur le point de massacrer le petit-fils du Saint Prophète qui refusait d'accepter la "direction spirituelle" du Calife débauché. La mère de Wahab, dame courageuse et fidèle Chiite de l'Imam Ali, vivait à Damas quand Moawiyah, le père de Yazid y régnait. Elle avait publiquement dénoncé sa tyrannie et sa déviation religieuse, ce qui lui avait valu d'être emprisonnée et torturée, avant d'être finalement chassée de la ville. Elle avait transmis à son fils l'amour sans faille qu'elle portait aux Saints Imams. C'est donc sans hésitation aucune que les trois voyageurs avaient rejoint l'Imam Hussein et ses quelques défenseurs. Depuis le matin, Wahab ne cessait de supplier l'Imam Hussein de lui permettre de se lancer sur le champ de bataille et d'y offrir sa vie pour le défendre. Chaque fois, l'Imam le renvoyait, lui disant que sa mère et son épouse avaient besoin de lui. Lorsque tous les amis de l'Imam Hussein eurent reçu le Martyre, et qu'il ne resta plus auprès de lui que les membres de sa Famille, Wahab une fois encore tenta sa chance. L'Imam lui répondit qu'il ne pourrait l'autoriser Ó combattre que s'il obtenait la permission des deux femmes dont il avait la charge. La mère de Wahab, qui se trouvait juste à coté, répondit directement à I'Imam Hussein :

- Je l'ai nourri de mon lait dans son enfance, mais je ne le considérerai comme mon fils que s'il meurt en te défendant, comme l'ont fait avant lui tes autres Chiites !

Des larmes dans les yeux, la jeune épouse de Wahab parla à son tour :

- Wahab, ton premier devoir, et le plus important de tous, est de défendre le petit-fils du Prophète et sa sainte Famille, même si ce doit être au prix de ta propre vie. J'espère te revoir au Paradis. Je demande à Dieu que nos retrouvailles ne se fassent pas attendre !

Puis elle ajouta :- Je sais que les hommes de Yazid ne laisseront en vie aucun des hommes de la Famille de l'Imam Hussein Quant à nous, les femmes, nous serons toutes prises comme esclaves... Sans doute les femmes de la Famille du Prophète seront-elles traitées avec quelque respect, mais nous autres... Ta mère et moi-même, nous ne bénéficierons certainement pas de la même considération ! Je te demande seulement de prier l'Imam de nous laisser avec les femmes de sa Famille, afin que nous soyons traitées de la même façon qu'elles.

L'Imam Hussein assura Wahab que Zaynab, sa sœur, la fille de l'Imam Ali et de Fatima, veillerait elle-même sur les deux femmes, de même d'ailleurs que toutes les autres femmes de sa Famille.

Ce que l'épouse de Wahab n'avait pas imaginé c'est que les soldats sans cœur de l'armée de Yazid traiteraient les femmes de la Famille du Saint Prophète comme des captives ordinaires et des esclaves ! Wahab put enfin se lancer au combat, et mourir en défendant son Imam, comme il le souhaitait avec tant d'ardeur.

***

Tous les fidèles Chiites de l'Imam donnèrent ainsi leur vie sans hésiter. Ils avaient vécu une vie noble, et ils ont connu une mort glorieuse. Même dans la mort, ils entourent, comme pour veiller sur eux, l'Imam Hussein et ses fils. Habib fils de Mazahir l'ami fidèle, repose à l'entrée du Mausolée de l'Imam, comme s'il poursuivait dans la mort sa noble tache de veiller sur lui, ainsi qu'il l'avait fait lors de la bataille de Karbala. .

Tous les défenseurs de la Famille du Prophète avaient donc versé jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Il ne restait plus, autour de l'Imam Hussein, que ses fils, ses frères et ses neveux. L'Imam avait voulu envoyer son fils Ali Akbar combattre avant tout le monde, mais ses fidèles Chiites l'en avaient empêché. La pensée que le fils tant chéri de l'Imam Hussein pourrait perdre la vie dans la bataille alors Qu'eux-mêmes auraient été encore de ce monde leur était insupportable. Entretenir seulement une telle idée aurait relevé pour eux du blasphème.

***

Ali Akbar s'avança devant son père, et lui demanda la permission d'entrer dans l'arène sanglante d'où aucun membre de son camp n'était revenu vivant. L'Imam Hussein te regarda de longues minutes sans répondre. Il contemplait le visage de celui qui ressemblait à s'y méprendre à l'Envoyé de Dieu. Tout dans ses traits, sa voix, ses manières évoquait son arrière-grand-père. Quand l'Imam Hussein et les siens avaient quitté Médine quelques mois plus tôt, pour n'y jamais revenir, la population était venue leur faire ses adieux. Le désespoir se lisait sur les visages de ceux qui se souvenaient de la prédiction du Saint Prophète, qu'un jour l'Imam Hussein et sa Famille quitteraient sa ville pour toujours. Ne pouvant dissuader le Saint Imam de partir, ils l'avaient supplié de leur laisser au moins Ali Akbar que nul ne pouvait regarder sans penser immédiatement à l'Envoyé de Dieu... Mais l'Imam leur avait répondu que là où il allait, Ali Akbar avait une mission à remplir, et que nul autre que lui ne pourrait s'en acquitter.

- Mon fils, comment un père peut-il dire à son fils d'aller là d'où il sait qu'il ne reviendra pas ? Va voir ta mère, et ta tante Zaynab qui t'a entouré de son amour depuis ta plus tendre enfance, plus encore que ses propres fils, et demande-leur leur autorisation.

Ali Akbar pénétra dans la tente où se trouvaient sa mère, Omm Layla, et sa tante, Zaynab. Les deux femmes étaient plongées dans la contemplation du champ de bataille, et elles écoutaient les hurlements des hordes ennemies. Elles savaient bien que maintenant que tous les fidèles Chiites de l'Imam Hussein avaient donné leur vie, le tour de ses fils, de ses frères et de ses neveux était venu. Ce n'était plus qu'une question de temps. Ce n'était plus que la question de savoir qui irait le premier.

La présence d'Ali Akbar les tira de leurs pensées. Zaynab rompit le silence.

- Mon Dieu ! Ce n'est pas possible qu'Akbar soit venu nous dire adieu ! Akbar, ne nous dis pas que tu es prêt pour ton dernier voyage ! Aussi longtemps que mes fils Aun et Mohammad seront en vie, je ne te laisserai pas partir ! Ali Akbar connaissait l'amour que lui portait sa tante, et qui n'était surpassé que par celui qu'elle éprouvait pour son frère Hussein

Il la regarda. Il regarda sa mère. IL ne savait comment leur dire qu'il s'était préparé au voyage qui le mènerait au Paradis. - Ma tante. Pour tous les proches de mon père l'heure inévitable est arrivée. Au nom de l'amour que tu portes à ton frère, je te supplie de me laisser partir au combat, afin que l'on ne puisse pas dire qu'il a voulu me garder jusqu'à ce que tous ses frères et ses neveux aient été tués. Mon oncle Abbas commande notre troupe. Tous les autres sont plus jeunes que moi. Quand la mort est certaine, laisse-moi mourir le premier, afin que je puisse étancher ma soif à la source de Kawsar, des propres mains de mon arrière-grand-père, l'Envoyé de Dieu !

Zaynab sanglota :

- Akbar, mon enfant ! Si l'appel de la mort est parvenu jusqu'à toi, alors va !

Omm Layla, la mère d'Ali Akbar, qui était restée muette d'angoisse, ne put que dire :

- Que Dieu soit avec toi, mon fils ! Avec toi, je perds tout ce que je possède, et tout ce qui m'importe en ce monde. Ton père m'a déjà prévenue de ce qui m'attend... Après toi, pour moi plaisirs et souffrances, il n'y aura aucune différence entre eux.

Sur ces mots, elle tomba sans connaissance dans les bras d'Ali Akbar. Les clameurs de guerre poussées par l'ennemi devenaient de plus en plus fortes. Ali Akbar savait que s'il ne se lançait pas rapidement dans la bataille, les hommes de Yazid, frustrés de leur soif de sang se jetteraient à l'assaut du campement où nul ne pourrait secourir les femmes et les enfants. Il remit délicatement entre les bras de Zaynab le corps toujours inerte de sa mère.

- Ma tante, je te confie ma mère. Je sais que depuis ton enfance, ta mère Fatima t'a préparée :pour les événements de ce jour terrible, et pour ce qui se passera ensuite. Mais ma mère ne supportera pas une telle calamité si tu ne lui insuffles pas ton courage. Je te supplie de la soutenir lorsqu'elle verra mon corps sans vie.

Ali Akbar retourna auprès de son père. Sans un mot, l'Imam Hussein se leva. Il enroula le turban du Saint prophète autour de la tête d'Ali Akbar assujettit le fourreau de son arme, et déposa un baiser sur son front. D'une voix blanche, il dit :

- Va Akbar ! Dieu est avec toi.

Ali Akbar sortit de la tente, suivi par l'Imam Hussein Il voulut enfourcher son cheval, mais quelqu'un le tirait en arrière. Il se retourna. C'était Soukeina, sa jeune sœur, qui implorait :

- Ne pars pas, Akbar ! Ne va pas là-bas, d'où personne n'est revenu depuis ce matin !

Ali Akbar prit dans ses bras la petite fille, il l'embrassa et la reposa sur le sol. IL ne pouvait parler. Il marcha.

Ali Akbar s'arrêta face aux rangs ennemis. Il leur parla avec l'éloquence qu'il avait héritée du Saint prophète. IL leur expliqua les raisons et le sens du combat de l'Imam Hussein, et leur fit ressortir qu'en versant le sang du petit-fils de l'Envoyé, ils encourraient la Colère de Dieu et de Son prophète, qui aimait tant Hussein

Les plus âgés se frottaient les yeux et se demandaient avec stupéfaction si le Prophète en personne n'était pas descendu du Ciel pour les empêcher de verser le sang de Hussein C'étaient la

même taille, le même visage, la même attitude, et les mêmes manières, et la même voix, et jusqu'à la même façon de parler !

Omar fils de Saad vit quel effet les paroles d'Ali Akbar produisaient sur ses hommes. Il convainquit les plus cupides d'entre eux d'affronter en combat singulier le vaillant jeune homme, affaibli par trois jours de faim et de soif Un par un ils vinrent, surs d'eux. Mais c'est la mort qu'ils rencontrèrent, l'un après l'autre. Le sang de l'Imam Ali coulait dans les veines d'Ali Akbar. Le même courage, la même adresse, la même fougue semaient la même terreur dans les cœurs de ceux qui l'affrontaient. Il eut vite fait de se débarrasser de tous ceux qui avaient eu la folie de l'attaquer. A son tour il défia l'ennemi mais personne n'osait plus venir se mesurer à lui.

Ali Akbar avait terriblement soif. La faiblesse qui résultait de trois jours de jeune ininterrompu était aggravée par la peine de flots de sang coulant de ses blessures. Il eut soudain très envie de revoir une dernière fois son père, sa mère et sa tante. Puisque les ennemis ne se décidaient pas à venir l'affronter, il se lança à bride abattue vers le camp assiégé. Imam Hussein l'embrassa avec joie :

- Bravo mon fils ! Je suis fier de toi ! Ton courage et ta dextérité me rappellent les combats de mon vénéré père, l'Imam Ali. Avec cette différence que lui ne se battait que contre les ennemis, alors que toi tu dois aussi lutter contre la faim et la soif

- Mon père, la soif me tue, car mes blessures ont augmenté ses effets. Mais je sais que tu ne peux rien m'offrir, pas même une goutte d'eau. Je suis revenu seulement pour te voir, ainsi que les miens, une dernière fois.

Ali Akbar repartit au combat. L'Imam Hussein fit quelques pas derrière lui, comme un pèlerin suit l'agneau du sacrifice à Mina. Il pria :

- O mon Dieu ! Tu es Témoin qu'aujourd'hui j'ai sacrifié l'être que j'aime le plus au monde, pour la cause de la Justice et de la Vérité.

L'Imam Hussein entendit bientôt un appel déchirant, le cri d'agonie de son fils :

- Père ! je suis touché à moi ! Père viens près de moi ! Père, si tu ne peux pas arriver jusqu'à moi, je te salue, ainsi que ceux que j'aime !

L'Imam Hussein attendait cet appel. Il savait que, quels que soient sa vaillance et son habileté, son fils chéri ne pourrait pas tenir tête bien longtemps à toute l'armée de Yazid ! Il voulut se lever pour se précipiter auprès d'Ali Akbar, pour l'assister dans ses derniers instants. Mais ses jambes se dérobèrent sous lui. Il s'effondra. IL voulut se relever. Il tomba encore. Une main crispée sur son cœur soudain devenu douloureux, il lutta avec ses pieds pour se mettre debout. IL ne pouvait rien voir, tant ses yeux étaient noyés de larmes.

- Akbar, cria-t-il ! Appelle encore. que je sache où tu es. Je ne peux pas te voir !

Abbas vint au secours de son frère. et le soutint jusqu'à ce qu'ils parviennent tous deux auprès du jeune homme. Ali Akbar reposait au milieu d’une mare de son sang. Hussein tomba sur le corps de son fils, le suppliant de parler, ou au moins d'ouvrir les yeux. Mais Akbar ne parlait pas. Mais Akbar ne bougeait pas. Les dernières gouttes de vie achevaient de couler d'une large blessure ouverte dans sa poitrine. L'Imam Hussein posa sa joue contre celle de son enfant. Il le supplia d'ouvrir les yeux une dernière fois. Une pale sourire finit par se dessiner sur les lèvres d'Ali Akbar, un bref instant, puis il rendit l'âme. La joue du père caressait encore celle de son fils. dans la mort comme tant de fois dans la vie...

Avec quelles difficultés l'Imam Hussein ramena le corps sans vie d'Ali Akbar jusqu'au campement ! Il refusait l'aide que lui offrait Abbas. IL le portait dans ses bras, contre son cœur, en titubant sous l'effort. Il déposa enfin son précieux fardeau sur le sol, et appela les femmes de sa Maison. Zaynab et Koulsoum, ses sœurs, Omm Layla et Omm Rabab, ses épouses. Soukeina et Roukayya ses filles, et toutes les autres... Omm Layla. la mère d'Ali Akbar, baissa les yeux vers le corps de son enfant, et s'adressant à l'Imam Hossein :

- Mon Maître ! Je suis fière d'Akbar, qui est mort d'une si noble mort. Il a donné sa vie pour la plus noble cause, et cette pensée me soutiendra tout le reste de ma vie.

Puis elle s'agenouilla devant Ali Akbar et posa en pleurant son visage sur le sien. Zaynab et Koulsoum, Soukeina et Roukayya étaient elles aussi penchées sur le corps sans vie, et les larmes qu'elles versaient lavaient le sang des blessures d'Akbar.

L'Imam Hussein s'assit quelques instants près de ce fils qu'il avait offert en Sacrifice. Il était submergé de chagrin.

***

Un tout jeune homme, presque un enfant, se dressa devant l'Imam Hussein :

- Mon oncle, je viens demander ton autorisation d'aller au combat !

C'était Qasim, le fils de son frère l'Imam Hassan. L'Imam Hussein se releva, et essuya les larmes qui mouillaient ses yeux, et murmura :

- Certes c'est à Dieu que nous appartenons, et c'est à Lui que nous devons retourner !

La nuit précédente. alors qu'Aun et Mohammad, les deux fils de Zaynab, et Qasim. le fils de l'Imam Hassan. discutaient de la façon dont ils pourraient

s'y prendre pour obtenir de leur oncle l'Imam Hussein l'autorisation de combattre l'ennemi, Omm Farva. la mère de Qasim, avait appelé son fils sous sa tente. Omm Farva avait pris son fils dans ses bras et lui avait dit :

- Qasim mon fils ! Sais-tu pourquoi je t'ai appelé ? Je veux te rappeler tes devoirs envers ton oncle Hussein Je veux te dire quelque chose de l'amour unique que ton père portait à son frère Hussein Ils étaient si proches l'un de l'autre que toujours ils pensaient et agissaient de concert. La moindre peine ressentie par l'un faisait souffrir l'autre à l'instant même ! Ils étaient plus proches, plus unis que deux jumeaux. Si Hassan était encore de ce monde, j'imagine sans peine ce qu'il ressentirait aujourd'hui. Nul doute qu'il serait le premier à se lever et à sacrifier sa vie pour défendre son frère Hussein

Omm Farva avait repris, après une pause :

- Quand ton père est mort, tu étais trop jeune pour comprendre la vie. Ses dernières paroles, sur son lit de mort furent les suivantes : "Omm Farva, je te

confie, ainsi que mes enfants, à la garde de Dieu et de mon frère Hussein Quand Qasim sera grand, tu lui diras que ma dernière volonté est qu'il se tienne près de Hussein contre vents et marées. Je vois venir un jour ou mon frère sera assailli de toutes parts et trahi par tous. Ce jour-là il aura besoin du

soutien sans faille de ses proches. Je veux que tu prépares Qasim dès son enfance pour qu'il soit prêt quand viendra ce jour !"

- Maman, je ne sais pas comment te remercier pour ce que tu viens de me dire. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je n'ai jamais su ce qu'est l'amour d'un père. Mais je sais que si mon père avait vécu, il n'aurait pas pu me donner plus de tendresse et d'affection que ne l'a fait mon oncle Hussein ! Jamais il ne m'a laissé un instant me sentir orphelin ! Comment pourrais je oublier tout ce que je lui dois ? Comment pourrais je être à ce point ingrat envers lui ? Quel goût aurait pour moi la vie sans lui, et sans mon oncle Abbas, et sans Ali Akbar, et Aun et Mohammad ?

L'Imam Hussein regarda avec tendresse le jeune homme qui se tenait devant lui. IL secoua la tête avec tristesse :

Qasim, mon enfant chéri ! Comment pourrais-je te permettre de partir, quand je sais que la mort est au bout de la route ? Ton frère, mon cher Hassan, t'a confié à ma garde ; mon cœur tremble à la pensée de t'envoyer au supplice !

***

La réponse de l'Imam Hussein brisa le cœur de Qasim. Il resta immobile, tête baissée, ne sachant que dire, que faire, pour arracher à son oncle l'autorisation tant souhaitée. A ce moment arriva Zaynab. Elle s'adressa à l'Imam Hussein :

- Hussein, mon frère, de toute ma vie je ne t'ai jamais rien demandé. Aujourd'hui, pour la première et la dernière fois, j'ai une faveur à solliciter. Permets à mes deux fils de marcher sur les pas d'Ali Akbar ! L'Imam Hussein regarda sa sœur, puis Aun et Mohammad.

- Je ne trouve aucun argument, Zaynab, pour refuser de t'accorder ce que tu demandes. Pourtant mon cœur chavire en moi d'envoyer à la mort ces deux enfants ! Vous deux, mes chers enfants, allez ! Satisfaites votre désir de mourir en héros ! Je ne serai pas long à vous rejoindre...

A cette réponse, les deux jeunes héros furent transfigurés de bonheur. Ils demandèrent à leur mère de leur donner sa bénédiction. Des larmes plein les yeux, Zaynab les embrassa :

- Mes enfants, mes chéris ! Que Dieu soit avec vous jusqu'à la fin ! Qu'IL rende votre mort douce ! C'est mon destin de subir outrages et ignominie seule, sans frères, ni fils, ni neveux pour me consoler !

- Maman, avec l'aide de Dieu, nous montrerons à Omar fils de Saad et à toute son armée que nous sommes les dignes petits-fils de Jaafar Tayyar ! Si Dieu le permet nous nous battrons avec tant de courage que ta peine sera transformée en fierté !

Les deux vaillants neveux de l'Imam Hussein sautèrent en selle et disparurent bientôt aux regards angoissés des leurs. Un nuage de poussière masquait la fureur du combat qu'ils livrèrent aux ennemis de l'Islam.

Bientôt on entendit le cri d'adieu d'Aun. L'Imam Hussein pâlit, comme si lui-même avait été frappé. Il regarda sa sœur Zaynab. Abbas et Qasim

s'étaient précipités pour la soutenir. Alors à son tour Mohammad, mortellement touché. salua son oncle et Imam. L'Imam Hussein se précipita vers eux. IL ordonna à Abbas et à Qasim de rester près de Zaynab.

C'est Mohammad qu'il atteignit en premier. Le garçon perdait beaucoup de sang et respirait avec difficulté. Une profonde blessure à la gorge rendait sa voix presque inaudible. L'Imam Hussein se pencha à le toucher, et l'entendit murmurer : Reçois mes dernières salutations mon oncle. Dis à ma mère que j'ai fait ce qu'elle attendait de moi, et que je meurs avec courage comme elle-même et mon père me l'ont commandé. Transmets-lui mes salutations, et console-la autant que tu le pourras.

Mohammad ferma les yeux un instant, puis reprit dans un souffle :

- Avant de tomber moi-même, j'ai entendu le cri d'Aoun. Je n'ai plus besoin d'aide maintenant. Va trouver Aoun, mon oncle, avant qu'il ne soit trop tard !

A peine avait-il prononcé ces mots que ce qui restait en lui de vie s'échappa.

L'Imam Hussein chercha dans ta direction d'ou était venu l'appel d'Aun. Quand il trouva son corps, le dernier souffle en était déjà parti. Il souleva dans ses bras et serra contre sa poitrine le garçon sans vie.

Portant le corps d'Aun dans ses bras, l'Imam Hussein marcha jusqu'au campement. Abbas courut à sa rencontre :

- Laisse-moi transporter Aun jusqu'à sa dernière demeure, pendant que tu retourneras chercher Mohammad. Je suis encore vivant, mon Maître.

Laisse-moi partager ton fardeau et ta peine !

L'Imam Hussein tendit le corps exsangue à Abbas, et alla chercher son autre neveu. Quand Zaynab vit les deux corps sans vie, elle s'effondra sur eux en pleurant :

- Mes enfants chéris ! Quelle mère pourrait envoyer ses fils à la mort comme je l'ai fait aujourd'hui ?

O mes chéris vous avez quitté ce monde en souffrant de la soif. Mais votre grand-père Ali va maintenant étancher votre soif avec l'eau des sources du Paradis.

***

Comme c'était l'usage dans l'armée de Yazid, les tambours retentirent pour saluer la mort des deux jeunes garçons, ou plutôt leur misère. Puis ils cessèrent, remplacés par tes cris sauvages de la horde ivre de haine, assoiffée de carnage. réclamant du sang encore, du sang toujours !

Lorsque Zaynab était intervenue pour que l'Imam Hussein permette à Aun et à Mohammad d'aller au combat, Qasim s'était hâté d'aller voir sa mère. IL lui avait raconté avec amertume ce qui s'était passé.

Il avait conclu :

- Si je ne dois pas mourir en Martyr aujourd'hui, quel intérêt présentera pour moi la vie ? Suis je destiné à être esclave, et à ne marcher dans les rues que pour gagner ma prison ?

Omm Farva se souvint de ce que l'Imam Hassan, son époux, lui avait confié juste avant de mourir, qu'un jour Qasim serait désespéré au-delà de toute description. Il lui avait remis une lettre cachetée qu'elle devrait lui donner alors. Elle chercha la lettre, et la tendit à Qasim. Les doigts tremblant d'impatience et d'angoisse, celui-ci brisa le sceau. IL déplia la lettre et lut :

- Mon enfant. Quand cette lettre te parviendra, j'aurai cessé de vivre depuis longtemps. Quand tu liras ceci, tu seras déchiré par un conflit entre ton désir intense de faire ton devoir et de montrer ton amour pour ton oncle Hussein, et l'amour que celui te porte et qui le pousse à t'empêcher de remplir tes obligations. C'est en prévision de ce jour que je t'écris cette lettre. j'y joins une autre, qui lui est destinée. Remets-la à ton oncle. IL te laissera accomplir ce que ton cœur désire ! Qasim, quand tu liras cette lettre, le temps de notre séparation sera prêt de finir. Hâte-toi. mon enfant ! je t'attends !

Qasim, transporté de joie, replia la lettre et fit ses adieux à sa mère. IL courut porter le message à son oncle. Mais celui-ci, Abbas à ses cotés, surveillait les péripéties du combat d'Aun et de Mohammad.

Qasim ne voulut pas déranger son oncle en un tel moment. Aussi décida t-il d'attendre Quand les corps d'Aun et Mohammad eurent été rendus à leur mère. Qasim s'approcha de son oncle. Ne sachant que dire. il tendit simplement la lettre. L'Imam Hussein reconnut au premier regard l'écriture de son frère. Surpris il l'ouvrit. Il lut le message qui lui était destiné :

- Mon cher Hussein, quand tu liras cette lettre. tu seras assailli de toutes parts de soucis et de chagrins. Les corps sans vie de tes proches joncheront le sol partout autour de toi. Je ne serai plus là pour donner ma vie pour toi, mais je laisse derrière moi Qasim, qui sera mon représentant auprès de toi. Hussein, je te demande de ne pas repousser mon offre. Au nom de l'amour que tu me portes, laisse Qasim combattre pour te défendre.

Laisse-lui connaître la Gloire du Martyre.

L'Imam Hussein fut soudain submergé par le souvenir de son frère, et il ne put retenir ses larmes à la pensée de cette ultime preuve d'amour. Par delà la tombe. Hassan lui laissait son fils Qasim pour le défendre en ce jour !

L'Imam Hussein se reprit avec effort. IL leva les yeux vers Qasim :

- Mon cher enfant, la volonté de ton père est pour moi un ordre. Il ne me laisse pas le choix. Va Qasim !

C'est ce que veut ton père. Le Martyre est ton destin, je dois l'accepter !

Qasim retourna faire ses adieux à sa mère. Oumm Farwa lut la satisfaction sur le visage de son fils, et comprit que l'heure était arrivée. Lentement elle se leva :

- Mon fils, toutes ces années, j'ai attendu le jour où tu atteindrais l'âge de te marier, et pour cette occasion j'ai gardé le vêtement que portait ton père le jour où il m'a épousée... Je voulais te demander de le porter le jour de ton mariage.

Oumm Farwa marqua une pause. Elle poursuivit :

- Mon fils ! Puisque le destin en a décidé autrement, je souhaite que tu revêtes aujourd'hui ce vêtement de mariage, pour entreprendre le voyage dont on ne revient pas. La coutume veut que le jeune marié teigne ses mains de henné... Je n'en ai pas, et tu n'en as d'ailleurs pas besoin, puisque tes mains seront bientôt couvertes de ton propre sang !

Revêtu des habits de noce de son père, Qasim en était le vivant portrait. Il embrassa sa mère, salua sa tante Zaynab, puis vint embrasser avec respect les mains de son oncle Hussein L'Imam Hussein eut à cœur de tenir lui-même la bride du cheval pendant que Qasim montait en selle. Il le salua de ces mots :- Qasim, je ne serai pas long à venir te rejoindre !

Qasim s'avança vers la horde hurlante. Quand il parla, le silence se fit. Son éloquence était celle de son grand-père, l'Imam Ali. Les mots que portait sa voix juvénile faisaient baisser vers le sol les regards de ces brutes sans âme. Les vestiges de quelques qualités humaines étaient remués par le discours du jeune homme à peine âgé de quatorze ans. Omar fils de Saad perçut le danger et, une fois encore, fit appel aux plus bas instincts des plus cupides de ses hommes de main pour faire taire la voix qui réveillait quelques consciences.

Qasim se battit, puisqu'il fallait se battre ! Il se battit avec tant de fougue et tant d'habileté que son oncle Hussein, qui observait le combat de loin, ne put retenir un cri d'admiration ! Plus un seul mercenaire n'osait l'affronter maintenant. Il avait beau les défier tous, tous se récusaient. Alors Omar fils de Saad ordonna de lancer l'assaut contre le jeune homme... Toute une armée contre un enfant de quatorze ans à peine ! Des centaines, des milliers de poignards, d'épées, de lances, de flèches venant de toutes les directions, pour venir à bout d'un enfant !

Qasim, couvert de blessures de la tête aux pieds lança son dernier cri d'adieu à son oncle.

L'Imam Hussein sauta en selle et chargea, sabre au clair. Il se fraya un chemin au milieu de la horde de lâches, et seul le souvenir des charges de l'Imam Ali à la bataille de Siffine peut donner une idée de la violence avec laquelle il mit en fuite l'armée du tyran. Dans leur course éperdue pour sauver leurs vies minables, les soldats de Yazid piétinèrent le corps sans vie de Qasim. Quand le champ de bataille fut nettoyé de tous ces couards, et qu'il put enfin s'approcher de son neveu, l'Imam Hussein découvrit que le corps du garçon avait été déchiqueté en lambeaux !

- Mon Dieu ! Qu'est-ce que ces lâches ont fait de mon Qasim ?

Il fallut un long moment à l'Imam Hussein pour se ressaisir. Il entreprit de rassembler les morceaux du corps de Qasim dans un morceau de tissu. Il chargea le paquet sur ses épaules fatiguées, et c'est d'un pas pesant qu'il repartit vers le campement :

Mon pauvre Qasim ! Ta mère t'a envoyé au combat vêtu comme un jeune marié, et je te ramène à elle le corps coupé en morceaux !

En approchant du camp, il s'exclama encore :

- Mon Dieu ! A-t-on jamais vu un oncle transporter le corps de son neveu dans un tel état ?

Quand il mit pied à terre, l'Imam Hussein appela son frère Abbas. Il lui dit d'aller chercher les femmes. Il confia à Fizza, la servante dévouée deFatima sa mère, le soin de réconforter autant qu'elle le pourrait Omm Farva et Zaynab, car le spectacle de !a dépouille de Qasim était bien de nature à les tuer. Fizza fit de son mieux pour les préparer à la vision cruelle. Puis elle dénoua le macabre paquet.

Les hurlements d'horreur et les sanglots des femmes retentirent longtemps dans la plaine de Karbala.

L'Imam Hussein resta longtemps sans rien dire, le regard impénétrable, le cœur glacé. Abbas s'approcha :

- Mon Maître, c'est maintenant à mon tour de marcher au combat, comme ont fait tous les autres avant moi.

L'Imam Hussein ne répondit qu'après un moment, d'une voix douce :

- Oui, vraiment, c'est à Dieu que nous appartenons, et c'est à Lui que nous devons retourner !

Depuis sa plus tendre enfance, Abbas vouait une dévotion sans pareille à son frère Hussein Un jour torride d'été, dans la Mosquée de Koufa, alors que lui-même était tout enfant, il avait vu que Hussein avait les lèvres sèches. Il en avait conclu qu'il devait avoir très soif. IL était alors sorti en courant de la Mosquée, et était revenu aussi vite qu'il l'avait pu avec un récipient plein d'eau fraîche, pour l'offrir à son frère. Dans sa course, Il avait éclaboussé ses vêtements, qui ruisselaient d'eau. De sa chaire, l'Imam Ali son père l'avait vu, et tant de dévouement lui avait fait monter les larmes aux yeux. Plus tard, lorsque l'Imam Ali, mortellement blessé, avait réuni autour de lui ses enfants, il les avait tous confiés à la garde de son fils aîné, Hassan. Tous sauf un, Abbas. Celui-ci, alors âgé de douze ans, ne comprenant pas pourquoi il était exclu de cette mesure de sollicitude, avait éclaté en sanglots. L'Imam Ali lui avait alors dit d'approcher. Il avait pris sa main qu'il avait placée dans celle de Hussein, en disant :

- Hussein, je te confie cet enfant. Il me représentera le jour de ton Martyre, et il donnera sa vie pour ta défense et celle des tiens, mieux que je ne le ferais moi-même si j'étais encore en vie ce jour-là.

Puis l'Imam Ali s'était tourné vers Abbas et lui avait dit avec tendresse :

- Abbas, mon enfant. Je connais ton amour sans bornes pour ton frère Hussein Bien que tu sois trop jeune pour que l'on te parle de cela. le jour où cet événement se produira ne considère aucun sacrifice trop grand pour Hussein et ses enfants.

- Soukeina s'approcha de son oncle Abbas. Une outre vide à la main. Derrière elle tous les autres enfants s'étaient rassemblés. Ils pleuraient, ils gémissaient, tant la soif les torturait. Soukeina tendit son outre à Abbas :

- Mon oncle, je sais que tu feras tout ce que tu peux pour nous apporter de l'eau. Même si tu ne peux remplir qu'une seule outre, au moins pourrons-nous mouiller un peu nos gorges desséchées !

Abbas prit l'outre plate, et demanda à l'Imam Hussein la permission d'aller chercher de l'eau pour les enfants. Ceux-ci le suivirent jusqu'à l'extrême limite du camp, et tant qu'ils purent voir sa silhouette, ils restèrent là, sans bouger.

- Son épée dans une main, l'étendard de l'Imam Hussein dans l'autre, et l'outre attachée sur son dos, le fidèle Abbas s'élança à bride abattue. Arrivé au bord du fleuve, il chargea les soldats qui se trouvaient là, et les mit en fuite. L'instant d'après il était dans l'eau jusqu'à mi-jambe ; l'instant suivant l'outre était remplie d'eau fraîche. Il recueillit dans sa main un peu du précieux liquide, pour le porter à sa bouche et apaiser la soif qui ne lui laissait pas de répit ; mais, se ressaisissant, il rejeta l'eau promptement. Comment pourrait-il en avaler une seule goutte alors que Soukeina et les enfants se mourraient de soif ? Comment pourrait-il oublier que son Maître Hussein n'avait rien bu depuis trois jours ?

- Son outre pleine, Abbas se remit en selle, avec une seule pensée : apporter aussi vite que possible cette eau aux enfants qui l'attendaient dans la poussière brûlante. En le voyant galoper vers le campement,

- les soldats de Yazid se dirent que si l'Imam Hussein et ses gens pouvaient se désaltérer si peu que ce fut, il serait difficile de les vaincre. Alors ils se ruèrent à sa poursuite. Abbas se battit comme se battait son noble père, l'Imam Ali, le Lion de Dieu. La faim et la soif terribles ne l'empêchaient pas de semer l'effroi dans les rangs ennemis.

Puisqu'il n'était pas possible de venir à bout d'un tel adversaire en le combattant de front, les hommes de Yazid lancèrent sur lui une grêle de flèches.

Abbas n'avait plus qu'un souci : protéger coûte que coûte l'outre et la porter intacte au campement. Un ennemi perfide, jaillissant tel un diable de derrière une dune de sable, porta un coup terrible tranchant net sa main droite. En un éclair Abbas saisi son épée de la main gauche, serrant l'étendard contre sa poitrine.

Le lion devenu infirme, les poltrons s'enhardirent. Ils vinrent plus près. encore plus près. Un coup d'épée blessa profondément le bras gauche. Abbas serra l'outre entre ses dents, coinça l'étendard entre sa poitrine et sa monture, et força le barrage. Il n'était plus habité que par la pensée de Soukeina et des enfants, qui avaient mis en lui tous leurs espoirs. Dans une prière silencieuse, il supplia Dieu de l'épargner le temps de mener à bien sa mission.

Mais cela ne devait pas être. Une flèche transperça l'outre. qui se vida en peu d'instants. Une autre se ficha dans l'œil du héros désemparé par l'échec de son entreprise. Un coup mortel fut asséné à Abbas par derrière, avec une massue de fer. IL chancela et tomba sur le sable brûlant. Sentant la mort approcher à grand pas, Abbas appela L'Imam Hussein... Comme en réponse à son cri de détresse, il sentit sa présence à ses côtés. IL ne voyait rien qu'un brouillard rougeâtre. car un œil avait été percé d'une flèche, et l'autre était noyé de sang. IL ne pouvait voir, mais il sentit son Maître s'agenouiller près de lui, et soulever sa tête, et la poser sur ses genoux. Aucun d'eux ne parla pendant plusieurs secondes car tous deux étaient brisés par l'émotion. A la fin, l'Imam Hussein rompit le silence, parlant d'une voix entrecoupée de sanglots :

- Abbas. mon frère, comment t'ont-ils traité...

- Tu es venu, mon Maître ! Je craignais de ne pouvoir te dire adieu, mais Dieu merci tu es venu ! Abbas laissa glisser sa tête sur le sable. Tendrement l'Imam Hussein la prit dans ses mains et la remit sur ses genoux, lui demandant pourquoi il l'avait retirée.

- Mon Maître ! Quand toi, tu rendras ton dernier soupir, personne ne sera près de toi pour prendre ta tête sur ses genoux, ni pour te réconforter. C'est pourquoi il vaut mieux que ma tête repose sur le sable lorsque je rendrai l'âme, tout comme ce sera le cas pour toi-même. Et puis je suis ton serviteur et toi tu es mon Maître, et il n'est pas convenable que je pose ma tète sur tes genoux. L'Imam Hussein regardait le visage de ce frère si dévoué, et il ne pouvait retenir ses sanglots.

- Mon Maître, je voudrais exprimer mes dernières volontés. Quand je suis venu au monde, ton visage est la première chose que j'ai vue, et je voudrais pouvoir le contempler encore à l'heure de rendre l'âme. Mon deuxième souhait est que tu ne ramènes pas mon corps au campement. J'avais promis à Soukeina de lui rapporter son outre pleine d'eau, et je n'ai pu tenir ma promesse. Je n'ose donc pas me trouver en sa présence, même après ma mort. Et puis depuis ce matin tu as subi tant d'épreuves, ô mon Maître, que je ne veux pas que tu épuises tes forces en transportant mon corps. Enfin je' ne veux pas que tu laisses Soukeina venir jusqu'ici. Je sais quelle affection elle éprouvait pour moi. Me voir dans cet état pourrait la tuer

- Abbas, je te promets de respecter tes dernières volontés. Mais moi aussi je veux te demander une faveur. Depuis ton enfance tu m'appelles, ton Maître. Au moins une fois appelle-moi ton frère !

-L'Imam Hussein nettoya le sang qui aveuglait l'œil resté valide. Les deux frères échangèrent un long regard d'adieu. Abbas murmura :

- Mon frère ! Mon frère ! Et avec ces mots il rendit le dernier soupir.

L'Imam Hussein s’effondra :

- O Abbas ! Qui nous défendra désormais, Soukeina et moi ?

***

La mère scrutait le visage de son enfant. Sa peau avait pris la couleur de la cendre. Sa maigreur était telle que tous les os faisaient saillie. Les yeux fiévreux, angoissés, enfoncés dans les orbites, semblaient chercher quelque chose. Il entrouvrit ses lèvres sèches et dures sur lesquelles il passa une langue qui ressemblait à un os desséché.

La mère regardait, impuissante. Elle attendait que la mort vienne délivrer son enfant de cette interminable agonie.

-Mais quelle mère peut regarder son enfant mourir ainsi de faim et de soif ? Ne pouvait-elle rien faire pour lui donner un peu de l'eau qui coulait à flots, quelques centaines de mètres plus loin ? Depuis trois jours tout le camp se mourait de soif. Pendant un jour la mère avait pu allaiter son enfant. puis le lait s'était tari... Une pensée fugitive traversa son esprit : prendre l'enfant dans ses bras et courir, courir jusqu'au fleuve et y plonger le petit moribond ! Mais ce n'était qu'une idée folle, qu'elle rejeta aussitôt. Que penserait son époux, l'Imam Hussein, d'une telle initiative ? N'avait-il pas eu son lot de tourments depuis le matin, perdant l'un après l'autre ses amis, ses parents, et rapportant lui-même, dans ses bras, jusqu'au campement, leur dépouille vidée de sang ?

Chaque instant qui passait aggravait l'état de l'enfant. Chaque instant qui fuyait avivait l'angoisse

de la mère. Elle ne savait que faire. Elle se leva. Elle serra l'enfant dans ses bras, tournant en rond dans la tente surchauffée. Un bruit léger derrière elle la fit tressaillir. C'était l'Imam Hussein qui entrait. Ne pouvant réprimer plus longtemps son angoisse, elle le supplia :

- Mon Maître ! Mon enfant innocent est en train de mourir de soif ! Pour l'amour de Dieu, fais quelque chose pour lui !

L'Imam Hussein la regarda, il regarda l'enfant. Il se rendait compte à quel point les craintes de la mère étaient fondées. IL réfléchit un instant, et lui dit :

- Omm Rabab, donne-moi Abdallah ! Je vais demander à l'armée de Yazid de lui donner à boire ! Emportée par la joie, à l'idée que son nourrisson allait enfin pouvoir étancher sa soif, Omm Rabab le tendit à son père.

- Fais vite ! Le temps presse... Que Dieu te vienne en aide ! Quand tu seras dehors, ne laisse pas Abdallah en plein soleil, couvre-le avec ton vêtement ; dans l'état où il est, il dessécherait comme une fleur exposée à la fournaise.

Omm Rabab suivit l'Imam Hussein à l'entrée de la tente, et resta là, debout, le regardant s'éloigner vers l'armée de Yazid.

Les soldats virent l'Imam Hussein venir à leur rencontre. Comme il avait changé en un jour ! Comme il était devenu méconnaissable ! Son dos s'était voûté, ses cheveux et sa barbe étaient devenus presque blancs, tant il avait enduré de tourments et de peines depuis le matin. Ils voyaient qu'il portait quelque chose sous son vêtement. Un grand nombre pensait que ce devait être le Saint Coran, et qu'il souhaitait sans doute s'en remettre à l'arbitrage du Livre pour décider entre lui et Yazid. L'Imam Hussein approcha encore, jusqu'à ce qu'il soit certain que tous pourraient voir distinctement ce qu'il voulait leur montrer. Alors il sortit Abdallah et l'éleva à bout de bras. Il déclara d'une voix forte :

- O soldats de Koufa et de Damas ! Je suis venu ici sur l'invitation des v6tres pour leur prêcher les Principes de l'Islam. Au lieu de nous traiter, moi et les miens, comme vos invités, vous nous avez trahis. Vous nous empêchez même de boire la moindre goutte d'eau depuis trois jours. Vous avez tué mes fidèles amis, mes neveux, mes frères. mon fils... Si dans votre esprit nous avons commis un crime impardonnable en refusant de nous incliner devant Yazid le dictateur, mon enfant que. voici, qui est encore un nourrisson. n'a commis aucune faute, lui ! Depuis trois jours il n'a reçu aucune nourriture. Il est en train de mourir de soif... L'Islam est la Religion que vous affirmez suivre, et c'est au nom de l'Islam que je vous conjure de donner à boire à cet enfant innocent. Je suis sûr que nombreux sont ceux parmi vous qui ont des enfants de cet âge. Je vous supplie, pour l'amour de vos enfants, de ne pas laisser celui-ci mourir de soif !

Les paroles de !'Imam Hussein, et la vue d'Abdallah mourant de soif, bouleversèrent ces hommes qui n'avaient pourtant pas hésité à massacrer des garçons de douze et quatorze ans. Certains ne pouvaient retenir des larmes. Plusieurs commençaient à chuchoter que l'on devrait demander à Omar fils de Saad, le commandant de l'armée, la permission de désaltérer l'enfant. L'Imam Hussein reprit :

- Armée de Yazid ! Peut-être certains parmis vous craignent-ils que ma demande ne soit une ruse pour obtenir de l'eau pour moi-même, pour apaiser ma propre soif. Je vous jure que je suis incapable de ce genre de ruse ! Pour vous démontrer ma bonne foi, je suis prêt à vous confier mon enfant, pour que vous lui donniez vous-mêmes à boire. Ce n'est que lorsque vous l'aurez vous-mêmes désaltéré que vous me le rendrez. Je vais poser Abdallah par terre. Ainsi n'importe lequel d'entre vous pourra venir le prendre...

En disant cela, l'Imam Hussein étala un morceau d'étoffe sur le sol et y déposa Abdallah. Son geste acheva de ramener des sentiments humains dans le cœur des soldats de Yazid. Plusieurs se rendirent auprès d'Omar fils de Saad. et lui dirent qu'il ne pouvait pas refuser un peu d'eau à un enfant à peine âgé de quelques mois. Omar se rendit compte que, s'il refusait, certains de ses hommes étaient prêts à se révolter contre lui. Il se tourna vers son archer Harmala. qui était un tireur d’élite :

Harmala ! Voici pour toi l'occasion de gagner la reconnaissance du Calife Yazid ! Mets fin à cette situation qui ne saurait durer plus longtemps : montre-nous ton adresse en perçant la gorge de l'enfant !

Harmala imagina de quelles faveurs le prince ne manquerait pas de le gratifier lorsqu'il apprendrait comment il avait tiré Omar fils de Saad d'une situation embarrassante. Sans perdre une seconde, il se leva, prit son arc et ses flèches, et se posta au meilleur endroit pour viser sa cible. A la seconde même où il décochait sa flèche, l'Imam Hussein s'était baissé et avait reprit Abdallah dans ses bras.

La flèche manqua son but. Harmala sortit une autre flèche de son carquois et visa soigneusement. Dans le lointain, il apercevait une femme, debout à l'entrée d'une tente... Sans doute la mère de l'enfant attendant. angoissée... Cela le troubla, et la

deuxième flèche se perdit elle aussi dans le sable. Omar fils de Saad, qui avait vu les deux échecs de son meilleur archer, s'impatientait. La situation risquait de devenir critique pour lui. Quelques soldats. indignés de ce que l'on était en train de faire, commençaient à murmurer. Il fallait en finir, vite ! II fit à Harmala des promesses délirantes. Mais ce n'était pas la peine, car l'archer se sentait humilié d'avoir à deux reprises manquées sa cible. Il ajusta avec soin son tir, bloqua sa respiration, et sur de lui lâcha sa troisième flèche.

Un jet de sang inonda le visage de l'Imam Hussein La flèche avait frappé avec tant de violence la fragile gorge du tout petit enfant qu'elle l'avait emportée dans sa course.

Mon fils ! A quel niveau de dégradation ces gens sont donc arrivés, pour ne pas même épargner un enfant innocent comme toi !Accablé, l'Imam Hussein leva sans rien dire le corps d'Abdallah vers le ciel, jusqu'à ce que la dernière goutte de sang se fut perdue dans le sable.

Mon Dieu ! Tu es Témoin de ce qu'ils ont fait ! Il serra le corps sans vie d'Abdallah contre son cœur, te couvrit de son vêtement, et retourna lentement vers le campement. Il s'arrêta devant la mère dévorée d'angoisse. Celle-ci vit le visage bouleversé de l'Imam Hussein, ses joues couvertes de larmes et éclaboussées de sang. Elle sut ce qu'il allait lui dire.

- Omm Rabab, en tant que ton époux et ton maître, je te demande de me promettre de faire ce que je vais te commander.

- Mon Maître, je ferai exactement ce que tu m'ordonneras. Mais dis-moi ce qu'ils ont fait à mon enfant. Tous les hommes de la famille sont morts en combattant courageusement, mais mon fils était trop jeune pour cela ! Lui ont-ils au moins donné à boire, avant de le tuer ? Même aux animaux on donne à boire avant de les égorger...

- Omm Rabab, je te demande de ne pas appeler la Colère de Dieu sur ceux qui ont tué ton fils. Hélas, ils ne lui ont pas offert la moindre goutte d'eau. A la demande que je leur ai faite, ils ont répondu en lui lançant une flèche !

L'Imam Hussein sortit le petit corps de sous son vêtement, et le tendit â son épouse. Omm Rabab le serra contre elle, et s'effondra en hurlant de douleur. Quelle mère pourrait voir son enfant, son nourrisson dans cet état, et rester calme et impassible ? Zaynab et les autres femmes vinrent consoler la malheureuse mère. Au bout d'un long moment, celle-ci s'approcha de l'Imam Hussein

Mon Maître, je te demande d'ensevelir de tes propres mains mon pauvre Abdallah, Car je sais que lorsque tu ne seras plus là, ces monstres n'hésiteront pas à profaner les restes de nos Martyrs. Alors l'Imam Hussein, sans personne pour l'aider, pour le soutenir, pour le consoler, creusa de ses propres mains une petite tombe dans le sable. Il y déposa le petit corps sans vie. Quant il eut refermé la tombe, et récité la Fatiha, il leva le visage vers le ciel :- Mon Dieu ! Tu es Témoin que je n'ai pas failli à mon devoir, et que je t'ai offert en sacrifice tous ceux Que j'aimais, même mon bébé, même Abdallah !

***

L'Imam Hussein était seul. Tout seul, sans personne pour l'aider, sans personne pour le défendre. En face, il y avait une armée forte de près de cinq mille hommes, assoiffés de son sang. Il était assis sur le sable, près de la tombe d'Abdallah. Il écoutait le roulement des tambours de guerre, et les cris poussés par les hommes de Yazid :

- N'y a-t-il personne pour venir nous combattre ? L'Imam Hussein se demandait s'ils s'attendaient vraiment à ce qu'il reste encore quelqu'un pour les combattre, ou s'ils ne poussaient leur clameur que pour se moquer de lui. Ne savaient-ils pas que tous ses courageux amis, ses Chiites fidèles, avaient tous versé leur sang pour le défendre ? Ignoraient-ils qu'ils avaient massacré tous ses proches, ses fraiser, ses cousins, ses neveux, ses fils ?

Il ne restait plus maintenant, avec l'Imam Hussein, que les femmes et les enfants. Et aussi Ali Zayn Abidine, clouer au lit depuis plusieurs jours par une fièvre dévorante, trop faible même pour lever seulement la tête...

Le soleil déclinait sur la plaine de Karbala. Les ombres s'allongeaient sur le sol. Les cris des hordes omeyyades devinrent plus vociférants, les appels au combat se firent plus pressants. Quelques soldats, plus impatients que d'autres, s’approchèrent :

- Hé Hussein ! Où sont donc passés tes soldats qui semblaient si pressés de mourir pour toi ? Où sont donc tes parents, tes frères, tes cousins, qui avaient juré de te protéger et d'empêcher quiconque d'élever la voix contre toi ?

L'Imam Hussein se leva. Il marcha jusqu'au milieu du campement, et il appela les femmes de la

Famille du Prophète :

- Zaynab et Kolsoum, mes sœurs, Omm Layla, Omm Rabab, et vous mes filles, Rokayya, Soukeina ! Et toi aussi Fizza, ma nourrice ! Venez toutes. L'heure de nous dire adieu a sonné !

Toutes elles accoururent à son appel. Toutes elles se pressèrent autour de lui. Zaynab prit la parole :

- Mon frère, est-ce bien vrai que tu vas partir pour ton dernier voyage ? Que nous ne te reverrons plus vivant ? Vas-tu partir en nous laissant seules, à la merci de ces brutes sauvages ?

-Oui Zaynab ! Le moment est arrivé, en vue duquel notre mère t'a préparée depuis ta plus tendre enfance. Je suis bien triste de vous laisser, car je sais que vos souffrances ne vont pas prendre fin aujourd'hui, mais commencer !

-O mon frère bien aimé ! Quand tu seras au Paradis, tout à l'heure, je te supplie de parler à notre grand-père en notre faveur ! Demande-lui d'intercéder pour que nous venions vite vous rejoindre, et pour que nous soient épargnés les outrages et les ignominies qui nous attendent en ce monde !

-Zaynab, si tu quittait ce monde si vite, qui donc s'acquitterait de la mission que tu dois remplir ? Qui mènerait à son terme la tâche que je laisse inachevée ? Zaynab je te confie mes orphelins et mes veuves, et ceux et celles de mes courageux compagnons. C'est maintenant à toi, Zaynab de les diriger, de veiller sur eux, de prendre soin d'eux et de les consoler. Je mourrai en paix si tu me promets, Zaynab, d'être pour eux tous ce qu'étaient tous ceux qu'ils ont perdus aujourd’hui !

L'Imam Hussein regarda longuement sa sœur Zaynab, et il reprit :

-Zaynab, je te recommande particulièrement de veiller sur mon fils Ali Zayn Abidine; que la maladie a conduit à deux doigts de la mort. C'est lui mon Successeur. Il te faut coûte que coûte le protéger. Je te recommande aussi Soukeina ma petite. fille, qui ne m'a jamais Quitté, pas même un seul jour. Console-la du mieux que tu le pourras. Je me souviens de quelle manière elle a demandé à son oncle Abbas de rapporter de l'eau ; mais depuis sa mort elle n'a pas soufflé un mot. Quand vous recevrez à boire, ,après ma mort, donne-lui à boire à elle en premier.

Chacun des mots que prononçait l'Imam Hussein pénétrait dans le cœur meurtri de sa sœur. Zaynab était incapable de répondre. Tout ce qu'elle pouvait faire était de hocher la tête pour montrer Qu'elle avait bien compris, et qu'elle ferait son devoir.

- Zaynab, les hommes de Yazid vont vous prendre comme prisonniers. Peut-être arracheront ils les voiles des femmes. Peut-être vous exhiberont-ils dans les rues de Koufa et de Damas. Peut-être vous attacheront-ils ou vous chargeront-ils de chaînes.

Peut-être même iront-ils jusqu'à vous frapper et vous torturer, vous les femmes et les enfants de la Maison du Prophète ! C'est une longue période de dures épreuves qui commence pour vous tous, Zaynab. Je te demande de ne jamais perdre patience, de ne jamais perdre espoir. Zaynab, c'est à toi, à toi seule, qu'il reviendra de redonner courage aux enfants et aux femmes, et de leur demander sans cesse de prier Dieu de les aider à tout supporter. N'oublie jamais, Zaynab, que nous, Gens de la Maison du Prophète, nous devons toujours rester fermes à l'heure des épreuves, sans même jamais maudire nos bourreaux !

Quand l'Imam Hussein eut fini dé parler, Zaynab le regarda à travers ses larmes et dit, d'une voix douce :

- Hussein, mon frère, je te promets de faire exactement tout ce que tu m'as commandé. Mon frère, prie pour moi, que Dieu me donne la force et la patience dont j'aurai besoin. Avec le secours de Dieu Tout Puissant, j'assumerai toutes les responsabilités qui m'incombent désormais. et je montrerai à tous que je suis Zaynab, la sœur de Hussein, la fille d'Ali et Fatima, la petite-fille de l'Envoyé de Dieu !

L'Imam Hussein embrassa longuement sa sœur, puis il se tourna vers la fidèle Fizza, sa nourrice, qui l'aimait comme son propre fils. Elle avait promis à Fatima, la mère de l'Imam Hussein, de veiller sur lui, de ne jamais le quitter. Et malgré son grand âge, pour tenir sa promesse, elle n'avait pas hésité à se lancer dans ce long et périlleux voyage, malgré tous les efforts de l'Imam pour l'en dissuader.

L'Imam Hussein entra sous la tente où gisait, toujours inconscient, son fils Ali Zayn Abidine. Il lui toucha l'épaule, en disant :

- Mon fils, je viens te dire adieu. Lève-toi, et embrasse moi pour la dernière fois. Ali Zayn Abidine s'éveilla de sa torpeur. Il ouvrit les yeux, vit son père qu'il eut du mal à reconnaître tant ses traits accusaient les épreuves de la journée. Avec un effort surhumain il réussit à s'asseoir sur son lit.

- Mon Dieu ! Qu'ont donc fait- les ennemis à mon père, pour qu'il en soit si affecté ? Père, où est mon oncle Abbas, où est mon frère Akbar ? Où sont mes cousins Qasim, et Aoun et Mohammad ? Comment est-il possible que tu sois dans un tel état si un seul d'entre eux est encore vivant pour te protéger ?

- Mon fils, tous ont goutté le Martyre en me défendant ainsi que la cause de l'Islam. Il ne reste plus aucun homme dans le camp, à part toi et moi. C'est maintenant mon tour d'aller combattre et de mourir les armes à la main. Je suis venu te dire adieu.

A ces mots, Ali Zayn Abidine se mit debout, et dit en chancelant :

- Père ! Tant que je serai en vie tu ne peux être tué ! Je demande ton autorisation d'aller au combat comme ont fait tous les autres avant moi !

Mais il était brûlant de fièvre. Il ne put rester debout, ses jambes ne le portaient pas...

- Mon fils, répondit l'Imam Hussein, je t'ordonne, en tant que ton père et ton Imam, de rester dans ce lit. Ton devoir est d'accompagner tes tantes, ta mère et tes sœurs, et les autres femmes en captivité. Ton devoir est de marcher dans les rues de Koufa et de Damas les mains et les pieds chargés de chaînes. Ton devoir est de supporter les insultes à la Cour de Yazid, et de subir tout cela avec fermeté d'âme et patience. Ton devoir est de montrer à tous, à Yazid comme aux Musulmans, aux vivants et aux générations futures, que nous, Gens de la Maison du Prophète, nous pouvons supporter toutes les épreuves et toutes les peines avec une Foi indéfectible en Dieu et en notre Cause. Ton devoir, mon fils, est de prouver à tous, en tous lieux et à toutes les époques, que le véritable combat, le véritable DJihad, est de montrer sa Foi quand sonne l'heure des épreuves, quand on rencontre les pires difficultés, les plus éprouvantes situations. Ce que tu vas souffrir, mon fils, est mille fois pire que la mort, car la mort apporte le soulagement. Mais toi, mon fils, tu devras vivre des années et des années, avec le souvenir des plus cruelles des souffrances !

L'Imam Hussein serra son fils contre son cœur. Le père et le fils se séparèrent pour toujours. Ali Zayn Abidine, accablé de chagrin autant que par sa maladie, s'effondra inconscient. La Miséricorde de Dieu lui épargna d'assister au départ de son père.

***

Ses adieux terminés, l'Imam Hussein enfourcha son cheval Zuljanah. Zaynab, surmontant sa propre peine, s'occupait de réconforter chacun. L'Imam Hussein éperonna sa monture, mais Zuljanah demeura immobile. Que se passait-il donc ?

L'Imam Hussein, regardant tout autour, découvrit sa petite fille, Soukeina, qui tenait les pattes avant du cheval en murmurant :

-Zuljanah, je t'en supplie, n'emporte pas mon père sur le champ de bataille d'où personne n'est revenu aujourd'hui. Zuljanah mon oncle Abbas est parti chercher de l'eau, mais il n'est jamais revenu. Zuljanah, j'ai entendu parler mon père : il veut partir pour toujours et ne reviendra jamais. Zuljanah, n'emporte pas mon père, si tu ne veux pas me voir orpheline, sans personne pour m'aimer ni s'occuper de moi.

L'Imam Hussein sauta à terre et prit Soukeina dans ses bras.

-Soukeina, ma chérie, pourquoi n'es-tu pas restée sous la tente ? Ta mère a besoin que tu la consoles, après la mort d'Abdallah. Soukeina regarda son père dans les yeux.

-Papa, dis-moi : ne pars-tu pas, pour ne jamais revenir ? N'es-tu pas sur le point de laisser ta Soukeina pour toujours ? Papa, comment ta Soukeina pourra-t-elle survivre sans toi ? Quand tu as ramené le corps sans vie de mon frère Akbar, j'ai cru que j'allais mourir de chagrin. Mais tu étais là, mon petit Papa. Tu étais là, et tu m'as consolée. Quand tu m'as dit que mon oncle Abbas était parti pour le Paradis et que je ne le verrai plus, j'ai cru devenir folle de tristesse, mais tu as su encore me réconforter. Dis-moi, Papa : quand tu seras parti, qui restera pour me parler, pour me rassurer. Qui partagera mes peines, qui me dira quelques mots de réconfort ? Je ne te laisserai pas partir, Papa. Tu ne partiras pas !

Rassemblant tout son courage, l'Imam Hussein répondit à sa fille :

- Soukeina, ma chérie ! Comment pourrais-je t'expliquer que je dois partir pour combattre et être tué ? Comment pourrais je te faire comprendre que je dois mourir pour la Cause de la Justice et de la Vérité, et que pour cette Cause, je dois sacrifier tout ce que j'aime le plus au monde ? Tout ce que je peux te dire, c'est que la vie dans ce monde ne dure pas très longtemps. Ma chérie, je ne fais que partir un peu avant toi, mais tu viendras me rejoindre bientôt au Paradis. Maintenant Soukeina, il faut que tu me laisses partir. Ne me retiens pas. Mais adresse moi plutôt ton plus joli sourire pour me dire au revoir !

-Papa, tu dis que je te rejoindrai au Paradis. Promets-moi , Papa, que ce sera bientôt, très bientôt ! Promets-moi de demander à Dieu que nous ne soyons pas séparés longtemps. Et promets-moi encore, mon petit Papa, puisque je ne te verrai plus, de venir dans mes rêves toutes les nuits. Promets-le moi, Papa ! S'il te plaît, promets-le moi !

- Je te le promets, ma chérie. Je te le promets.

Soukeina se laissa glisser des bras de son père. Elle l'embrassa, et resta debout prés du cheval. L'Imam Hussein enfourcha Zuljanâh. Il eut un dernier regard pour sa petite fille, un dernier sourire baigné de larmes.

- Zuljanah ! C'est la dernière fois que je te monte. Emporte-moi là où m'attend mon destin. Emporte-moi au terme de mon voyage ! Zuljanah, éperonné, s'élança vers le champ de bataille, là où résonnaient les tambours de guerre et les clameurs réclamant encore du sang. Soukeina, immobile, agitait sa petite main pour dire adieu à son père.

***

- Soldats de Yazid ! Je suis venu vous demander si vous me connaissez. L'Imam Hussein, qui avait revêtu la tunique et le turban de son grand-père, le Messager de Dieu, faisait face, seul, aux cinq mille hommes de l'armée omeyyade

-Soldats de Yazid ! Pour ceux d'entre vous qui ne me connaîtraient pas, je suis Hussein, le petit-fils du Prophète Mohammad, que vous reconnaissez comme le Prophète de l’Islam ! Je suis le fils de Fatima, la fille du Prophète, et d'Ali, le cousin du Prophète. Je suis le dernier des cinq personnes à propos desquelles le Prophète a parlé maintes et maintes fois. Nombreux sont ceux parmi vous qui ont vu et entendu le Prophète. A ceux-là, je demande s'ils ne se souviennent pas avoir vu le Prophète me porter sur ses épaules, en même temps que mon frère Hassan, quand nous étions enfants ? N'ont-ils pas entendu le Prophète dire que j'étais le plus cher de ses enfants ? N'ont-ils jamais vu les yeux du Prophète mouillés de larmes lorsque j'avais la moindre peine, le moindre chagrin ? Le Prophète n'est plus, mais moi je suis ici devant vous ! Vous avez blessé mon cœur en massacrant sans pitié mes fils, mes frères, mes neveux, mes fidèles compagnons. Vous n'avez pas épargné mon fils Abdallah, pauvre nourrisson innocent qui ne vous avait fait aucun mal ! Chacun d'eux a été tué alors qu'il souffrait de la faim et de la soif et depuis plus de trois jours vous avez refusé à toute ma Famille la moindre parcelle de nourriture, la moindre goutte d'eau, malgré la chaleur étouffante qui règne dans cette plaine. Au Nom de Dieu, je vous demande ce que je vous ai fait pour mériter un tel traitement ?

-Omar fils de Saad répondit à l'Imam Hussein :

Hussein, tu nous fatigues avec tes discours ! Nous t'avons laissé la possibilité de reconnaître le Calife Yazid comme ton Maître spirituel et ton Chef politique. et te soumettre à ses lois et à sa volonté dans tous les domaines. Reconnais le comme Commandeur des Croyants et Successeur du Prophète ! Tu sauveras ta vie, et tu épargneras souffrances et humiliations à ta famille. Tu n'as pas d'autre choix !

- Omar fils de Saad ! Ton père était un Compagnon du Prophète. Toi-même tu as été témoin de ce que j'ai dit car tu accompagnais souvent ton père quand il rendait visite à mon grand-père. Crois-tu que je vais reconnaître un débauché comme mon Maître spirituel et comme le Successeur du Prophète ? Crois-tu que je vais accepter les changements et les déviations qu'il veut introduire dans la Religion sans rien dire ? Crois-tu que je me soumettrais à une telle abjection pour sauver ma vie et épargner souffrances et humiliations aux femmes et aux enfants de la Maison du Prophète ? Si l'abandon des Principes de l'Islam et des Enseignements du Coran est le prix que tu demandes pour ma vie et l'honneur de ma Famille, sache que je rejette ton offre méprisable !

Cela suffit, Hussein ! Tu refuses la seule et unique chose que nous te demandons reconnaître autorité religieuse du Calife Yazid, et le droit pour qui de décider ce qu'il veut dans toutes les questions religieuses. Tu ne discutes avec nous que pour gagner du temps. Nous savons bien que tu n'as aucune chance contre toute notre armée. Dans l'état où tu es même le plus faible de mes soldats te vaincrait sans effort...

L'insulte proférée par Omar fit bouillonner le sang de l'Imam Hussein Lui, le fils du Lion de Dieu mit la main au fourreau, sortit son glaive et rugit, d'une voix puissante :

- Omar fils de Saad ! Je propose le combat en duel non seulement au plus fort et au plus courageux de tes hommes, mais encore à tous ceux que tu voudras envoyer me combattre, l'un après l'autre!

Comme un serpent glacé et hideux, la peur s'insinua dans les veines, se lova dans le cœur des cinq mille hommes massés en face de l'Imam Hussein Tous se souvinrent d'Ali, le père de Hussein, qui avait de la sorte provoqué et défait tant et tant d'adversaires autrement courageux qu'eux ! Aucun n'eut le courage de relever le défi lancé par cet homme âgé de près de soixante ans, couvert de blessures, épuisé, affamé, à moitié mort de soif ! Omar fils de Saad ordonna à ses archers de lancer une volée de flèches vers l'Imam Hussein, à sa cavalerie et à son infanterie de manœuvrer pour l'encercler.

L'Imam Hussein lança son cheval contre ceux qui se préparaient à l'attaquer. Son épée fauchait tous ceux qui étaient à sa portée. Comme une flèche, il traversa l'aile gauche de l'armée omeyyade, décrivit un cercle pour aller mettre l'aile droite en déroute, revint semer la confusion en plein cœur de la horde épouvantée. Tous ces lâches ne pensaient qu'à sauver leur vie méprisable pour jouir des récompenses que Yazid leur avait promises en contrepartie de la tête de l'Imam Hussein Ceux qui voyaient le petit-fils du Prophète fondre sur eux suppliaient à genoux qu'il leur laisse la vie sauve. Les autres fuyaient dans toutes les directions.

Le champ de bataille avait été nettoyé de tous ces couards. Le soleil venait de se coucher. L'Imam Hussein pensa ,qu'il avait le temps d'accomplir la Prière du Maghreb. Il remit son arme au fourreau, descendit de monture. Omar qui l'observait de loin pensa que c'était le moment de l'attaquer. Mais personne ne voulant se risquer à approcher le Saint Imam, Omar n’ordonna de l'ensevelir sous une pluie de flèche, de pierres, de morceaux de bitume enflammé. L'Imam Hussein, qui était déjà couvert de blessures de la tête aux pieds, reçut ainsi plusieurs coups mortels, l'un après l'autre. Il perdait son sang en abondance. Il décida de prier immédiatement. Ne pouvant aller jusqu'au fleuve pour faire ses ablutions, il se servit du sable brûlant, et entra en Prière.

Omar fils de Saad appela ses soldats pour aller trancher la tête de l'Imam Hussein pendant qu'il était en train de prier. Mais personne n'osait approcher le héros moribond.

Des promesses mirobolantes décidèrent finalement Chamir le Maudit, accompagné par Omar en personne, à sauter sur le dos de l'Imam Hussein alors que celui-ci achevait de prier. Chamir leva son sabre, évaluant son coup.

L'Imam Hussein était trop faible maintenant pour relever seulement la tête. Il la tourna un peu sur le côté. Il aperçut Chamir. D'une voix faible, presque inaudible, il demanda :

-Chamir, j'ai soif ! Avant d'accomplir ce que tu veux faire, donne-moi un peu à boire ! 

Pour toute réponse, Chamir frappa, de toutes ses forces.

***

Zaynab, qui s'était enveloppée de la tête aux pieds dans un rand voile, était montée sur une coltine, tout près du campement. Elle avait assisté, soulevée d'enthousiasme, aux exploits de son frère, à la débandade de toute une armée causée par un seul homme. L'Imam Hussein, son frère, était bien le digne fils de l'Imam Ali. Mais le vent s'était levé, soulevant une fine poussière de sable rouge. Maintenant Zaynab ne distinguait plus très bien ce qui se passait. Elle écarquillait les yeux, essayant d'apercevoir quelque chose. Dans l'embrasement du ciel d'où le soleil venait de se retirer, elle vit soudain se découper, comme en ombre chinoise, la tête de l'Imam Hussein, que Chamir portait comme un trophée au bout d'une pique.

Les tambours de guerre retentirent dans la plaine de Karbala. L'armée omeyyade annonçait sa victoire...

***

La clarté de la lune ne parvenait guère à traverser l'épais manteau de poussière qui avait envahi le ciel. La nuit était sombre sur la plaine de Karbala, où les tentes du campement de l'Imam Hussein achevaient de brûler.

Peu après le Martyre de l'Imam, la horde sans âme s'était ruée à l'assaut. Tout avait été pillé, dévasté. La Famille du Prophète n'accumulait pas les parures ni les objets de valeur, et les pillards avaient été frustrés du butin qu'ils escomptaient. Ils avaient quand même arraché aux veuves et aux orphelins tout ce qu'ils avaient pu leur prendre, et s'étaient vengés de leur déception en les frappant, en les fouettant...

Avant de quitter le campement qu'ils avaient mis à sac, les suppôts de Yazid avaient incendié les tentes. Zaynab, à qui l'Imam Hussein avait confié les survivants du massacre, s'était précipitée vers Ali Zayn Abidine, qui gisait sans connaissance. Elle l'avait secoué, réveillé, lui avait demandé :

-O fils de mon frère ! O notre Imam ! Les monstres ont mis le feu au campement. Devons-nous rester dans les tentes, et abréger ainsi nos souffrances, éviter les outrages, les humiliations ? Où devons-nous sortir pendant qu'il est encore temps ?

Rassemblant ses faibles forces, Ali Zayn Abidine s'était redressé :

- Ma tante, c'est notre devoir religieux de faire tout notre possible pour rester en vie, aussi pénible et peu désirable que puisse être ce qui nous attend !

Maintenant, ce qui restait de la Famille du Prophète s'était regroupé dans les débris d'une tente à moitié épargnée par l'incendie. Zaynab avait rassemblé les enfants, environ une quarantaine, et les femmes les comptaient, les identifiaient un par un pour s'assurer qu'aucun ne manquait. Quelle ne fut pas la consternation de Zaynab, d'Omm Rabab, et de tous les survivants en s'apercevant que Soukeina n'était pas là ! Laissant le campement à la garde des autres, Zaynab et Kolsoum se lancèrent à sa recherche. Longtemps elles errèrent dans la nuit sombre, marchant au hasard dans le désert. Elles appelaient :

- Soukeina ! Où es-tu ? Soukeina ! Réponds !

Mais seule la plainte du vent répondait à leurs appels.

En désespoir de. cause, Zaynab se dirigea vers l'endroit où reposait le corps de l'Imam Hussein Avant même de l'atteindre, elle cria, des sanglots dans la voix :

-Hussein, mon frère ! Je ne parviens pas à retrouver Soukeina ! Hussein, mon frère ! J'ai perdu ta fille chérie, que tu m'avais confiée ! Hussein, mon frère ! Dis-moi où elle est !

Comme Zaynab arrivait près du corps sans vie de l'Imam, la lune parut dans le ciel. A travers une déchirure dans les nuages de poussière, elle éclaira le champ de bataille endormi. Zaynab vit alors sa nièce. Soukeina dormait, serrée contre son père, le visage reposant sur sa poitrine.

- Soukeina ! Soukeina ! Réveille-toi ma chérie ! Soukeina ! Soukeina ! Que fais-tu ici ?

Soukeina leva vers sa tante son visage encore plein de sommeil. Sous la sombre clarté des rayons de lune filtrés par les nuages de sable, Zaynab vit les yeux de sa nièce. On aurait dit que tout son cœur, toute sa vie avaient été emportés par les larmes que l'enfant avait versées. Zaynab éloigna Soukeina du cadavre décapité de son père. La petite fille lui raconta comment, après la ruée sauvage des hommes de main du tyran, elle n'avait eu qu'une pensée : retrouver son père, pour lui confier sa peine. Elle avait marché droit devant elle, en l'appelant. Elle s'était laissée guider par le murmure du vent. Quand elle avait ainsi découvert le corps de l'Imam Hussein, elle lui avait tout raconté. Tout ! Tout ce qu'elle avait souffert après son départ. Et tout ce que chacun avait enduré. Et comment un soudard lui avait arraché les boucles d'oreille que son père lui avait offertes, déchirant le lobe des oreilles, couvrant son visage de sang. Et comment cette brute inhumaine, rendue furieuse par les pleurs de l'enfant l'avait fouettée, fouettée, fouettée ! A la fin, épuisée, Soukeina avait posé sa tête sur la poitrine de son père, comme elle l'avait fait tant de fois par le passé. Elle s'était endormie. Zaynab montait la garde. Tout le monde dormait dans ce qui restait de la tente à demi consumée. Les femmes formaient un cercle. Les enfants étaient au centre. Soudain, des pas ! Des silhouettes, éclairées par des torches, approchaient.

-Que voulez-vous encore ? Vos gens nous ont déjà tout volé. Laissez-nous ! Laissez les pauvres enfants prendre un peu de repos. Si vous tenez vraiment à vous assurer qu'il n'y a plus rien à dérober, revenez demain ! Il n'y a ici que des femmes et des enfants sans défense... Nous n'allons pas disparaître pendant la nuit !

Une voix féminine répondit, d'un ton poli et plein de respect :

- Madame, nous ne venons pas ici pour vous voler quoi Que ce soit. Nous savons bien que ce que vous venez de dire est vrai. Nous apportons un peu de nourriture, et de l'eau, pour les enfants et les femmes endeuillées de votre camp.

Le petit groupe approcha encore. Zaynab put distinguer une femme, précédant quelques soldats portant des récipients pleins d'eau et de grands paniers remplis de pain. Zaynab demanda à la visiteuse qui elle était :

- Madame, je suis la veuve de Hor. Mon époux était général dans l'armée de Yazid. Il commandait un millier d'hommes. Hier il est venu rejoindre votre frère et a combattu à ses côtés. Quelques-uns des soldats d'Omar fils de Saad ont craint que vous ne mourriez de faim et de soif, et de ne pouvoir vous conduire jusqu'à Yazid, comme celui-ci leur a ordonné de le faire. Ils m'ont demandé de les accompagner pour vous apporter à boire et à manger.

-O ma sœur, répondit Zaynab. Nous avons tous une dette envers votre mari, qui a donné sa précieuse vie pour défendre Hussein Il était notre hôte, et nous n'avons rien pu lui offrir, ni à boire, ni à manger !

Zaynab se souvint de la promesse qu'elle avait faite à son frère, avant qu'il ne les quitte. Elle prit un broc d'eau et alla réveiller Soukeina.

- Soukeina, mon enfant ! Il y a enfin de l'eau pour toi. Lève-toi ! Bois ! Rafraîchis tes lèvres et ta gorge desséchées !

- Ma tante, toi aussi tu es restée sans rien boire depuis des jours. Pourquoi toi-même ne bois tu pas

- Bois, Soukeina ! Ni ton père, ni ton oncle Abbas, ni ton frère Akbar n'ont encore bu l'eau fraîche des sources du Paradis ! Ils attendent que tu aies d'abord étanché ta soif. Bois, Soukeina, pour qu'eux aussi puissent boire l'eau de Kawsar !

***

Après la mise à sac du camp de la Famille du Prophète, les officiers de l'armée de Yazid s'étaient réunis autour de leur commandant. Ils cherchaient un moyen d'assouvir leur soif de vengeance. L'un d'eux suggéra de faire piétiner les corps des Martyrs du camp de l'Imam Hussein sous les sabots des chevaux. Omar fils de Saad trouva l'idée excellente, et ordonna de la mettre à exécution. Mais plusieurs membres du clan des Beni Asad déclarèrent qu'ils ne permettraient pas que l'on profane de la sorte les cadavres de ceux des morts qui étaient leurs parents. D'autres soulevèrent la même objection à propos des compagnons de l'Imam Hussein, qu'ils soient ou non membres de leur tribu. Finalement Omar fils de Saad ordonna que seul le corps de l'Imam Hussein subirait ce traitement. On ferra spécialement de neuf pour cette occasion plusieurs chevaux. Quand les morts de l'armée de Yazid eurent été enterrés, quand les corps des Martyrs eurent tous été décapités, les cavaliers passèrent et repassèrent sur le corps de l'Imam Hussein, sur le corps de l'enfant préféré du Saint Prophète, sur le corps de l'un des deux Princes de la jeunesse du Paradis...

***

C'est un soleil de la couleur du sang qui se leva sur le matin du 11 Moharrem. Etait-ce l'effet de la poussière qui emplissait l'air au-dessus de la plaine de Karbala ? Ou bien l'astre du jour avait-il honte de devoir éclairer le spectacle de la profanation des corps des Martyrs, de l'humiliation de la Famille du Prophète ? Ou rougissait-il de colère d'être le témoin impuissant de tant de bassesse et d’ignominie ?

Omar fils de Saad était parti pour Damas, ne voulant laisser à personne d'autre le soin d'annoncer sa victoire au Calife. Les soldats de Yazid enchaînèrent les femmes et les enfants. Les voiles qui masquaient aux regards les visages des femmes avaient été arrachés. Les cous, les mains, les pieds furent liés de cordes et de chaînes. Les mains des femmes étaient attachées au cou des enfants. Tous furent hissés sur des chameaux sans selle. La caravane se mit en mouvement. Devant, en procession, venaient les têtes. Les têtes des Martyrs, plantées au bout de piques. Soixante-dix-huit têtes, soixante-dix-huit glorieux combattants de la Foi : outre l'Imam Hussein, dix-sept membres de la Maison du Prophète et soixante fidèles Chiites. La tête de l'Imam Hussein précédait les autres. Derrière la caravane, couvert de lourdes chaînes, titubant de fièvre et d'épuisement, Ali Zayn Abidine suivait à pied.

La caravane marchait vite. Quand parfois un enfant glissait et tombait à terre, la femme à laquelle il était lié tombait également. Alors un soudard se jetait sur eux, levait son fouet, et frappait, frappait...

Au milieu de l'après-midi, on arriva sous les murs de Koufa. Pendant qu'un messager était dépêché auprès du Gouverneur Obeidoullah, les soldats se reposèrent à l'ombre, se restaurèrent, se rafraîchirent... Les captifs demeurèrent en plein soleil, sans boire ni manger.

Le messager revint. Obeidoullah fils de Ziyad attendait ses prisonniers au palais. Le cortège devait suivre les principales rues de Koufa et traverser le marché principal. On se remit en marche. Un crieur allait devant :

-Habitants de Koufa ! Hussein fils d'Ali, qui avait refusé de reconnaître l'autorité du Commandeur des Croyants, votre bien-aimé Calife Yazid, a été tué, ainsi que ses Chiites ! Les femmes et les enfants de sa Famille ont été faits prisonniers. Ils vont être conduits devant le Calife, qui décidera quel châtiment doit leur être infligé. Habitants de Koufa !

C'est le sort qui attend quiconque met en question l'autorité du Calife !.. Habitants de Koufa ! Hussein fils d'Ali, qui avait refusé... La foule, muette, accablée, se pressait sur le passage du cortège. Aux fenêtres, sur les terrasses, les femmes et les enfants, les yeux écarquillés, regardaient. Personne ne disait mot. Parfois on entendait un sanglot réprimé.

Le visage masqué par ses cheveux, qui lui tenaient lieu de voile, enchaînée, épuisée, Zaynab se dressa. Elle se tenait droite sur sa monture. Sa voix couvrit celle du crieur qui marchait loin devant :

- Gens de Koufa ! Je suis Zaynab, la fille d'Ali, le Commandeur des Croyants, et de Fatima la Resplendissante ! Je suis la petite-fille de l'Envoyé de Dieu ! Je suis la sœur de Hussein, votre Imam, que vous avez tué ! Gens de Koufa ! Gens de traîtrise et de perfidie ! Vous pleurez maintenant ? Que vos larmes ne sèchent jamais ! Que vos cris ne cessent pas ! Le mal que vous avez commis est si grand que Dieu est en Colère contre vous. Vous demeurerez immortels dans le Feu ! De votre trahison vous ne récolterez que honte et déshonneur. Comment pourriez-vous vous faire pardonner l'assassinat du fils du Saint Prophète, la Preuve de Dieu sur terre, votre Imam ? Subissez les conséquences de votre crime ! Soyez bannis et écrasés ! Soyez humiliés et avilis ! Malheur à vous, gens de Koufa ! Qu'une pluie de sang s'abatte sur vos tètes ! Qu'une torture sans fin soit votre lot dans l'Au-delà !

***

Les portes du palais du Gouverneur avaient été laissées ouvertes pour permettre à tous de venir féliciter Obeidoullah fils de Ziyad pour sa victoire sur l'Imam Hussein Il était assis sur son trône, et paraissait joyeux. Il jouait négligemment avec une barre de fer dont il tapotait la tête de l'Imam Hussein, qui avait été déposée à ses pieds. Un vieillard, Compagnon du Saint Prophète, Zayd fils d'Arqam, fut révolté par ce spectacle :

- Ote cette barre de fer de ce noble visage, car j'ai vu de mes yeux les lèvres du Prophète s'y poser je ne sais combien de fois !

Et Il sanglota

Obeidoullah se mit en colère :

- Si tu n'étais pas un vieillard sénile qui a perdu la raison, je t'aurais fait décapiter à l’instant !

 Zayd fils d'Arqam sortit, accablé, se rappelant l'heureux temps où le Prophète jouait avec son petit-fils, le serrait contre lui l'embrassait...

Les captifs furent conduits en présence du Gouverneur, qui se les fit présenter un par un. Quand arriva le tour d'Ali Zayn Abidine, Obeidoullah demanda :

- Qui es-tu ?

- Je suis Ali fils de Hussein

- Mais Ali fils de Hussein n'a-t-il pas été tué ?

- J'avais un frère qui portait aussi ce nom. Les gens l'ont tué.

- C'est plutôt Dieu Qui l'a tué !

- Dieu accueille les âmes au moment de leur mort...

- Comment oses-tu me parler sur ce ton ? Tu vas voir ! Aucun fils de Hussein ne restera en vie ! Bourreau, décapite-le !

Zaynab bondit, elle s'accrocha au fils de son frère. Elle cria :

- Ne crois-tu pas que tu as déjà suffisamment répandu notre sang ? Par Dieu, je ne le quitterai pas. Si tu le tues, tue-moi aussi avec lui !

Obeidoullah hésita :

- Quel touchant tableau de famille ! Tu voudrais que je te tue, Zaynab ? Eh bien, je ne te ferai pas ce plaisir ! Après tout, le Calife Yazid décidera du sort du fils de Hussein... Tu sais, Zaynab, quand vous êtes entrés, j'ai eu mal à croire que j'avais devant moi la Famille du Prophète... Je pensais plutôt que toi et les autres femmes n’étaient que de vulgaires esclaves qu'on avait achetées au marché !

Zaynab répondit à l’insulte :

- Fils de Ziyad ! Nous sommes les sœurs de Hussein, les petites-filles de Mohammad, que tu reconnais comme ton Prophète ! Toi et les autres larbins de Yazid, vous avez foulé aux pieds les Principes de l'Islam en échange de quelques menus avantages matériels. Aujourd'hui tu te pavanes, et tu t'enorgueillis de la victoire de tes cinq mille soudards sur une poignée de héros ! Tu te crois puissant parce que tu peux insulter impunément des femmes et des enfants sans défense. Mais je te préviens. fils de Ziyad ! Bientôt la mort va s'abattre sur toi ! Il te faudra alors rendre compte de tes crimes ! Il te faudra payer pour l'assassinat du petit-fils du Prophète et de tous ceux qui étaient avec lui. et à qui tu reprochais de refuser l'autorité religieuse d'un ivrogne et d'un débauché !

Les paroles de Zaynab produisirent l'effet d'un coup de tonnerre. Obeydoullah, en l'écoutant parler, observait les réactions des présents. Il vit que tous écoutaient attentivement. Certains semblaient approuver de la tête, certains essuyaient furtivement une larme qu'ils n'avaient pu empêcher de couler.

Obeydoullah vit que tous, presque sans exception, admiraient le courage de cette femme, et il se dit qu'elle était bien capable de soulever la ville entière contre lui ! En hurlant, il lui ordonna de se taire, menaçant des pires châtiments elle-même et les autres captifs si elle n'obéissait pas. Zaynab continua de plus belle. Elle parla des mérites de son frère, l'Imam Hussein, qu'elle mit en parallèle avec les vices du fils de Moawiyah. Elle dénonça les, atteintes que le dictateur omeyyade portait à l'intégrité du Message de l'Islam. Elle décrivit en détail les atrocités commises par les hommes de main du Calife à Karbala.

Obeydoullah appela ses gardes, leur dit de faire sortir immédiatement les prisonniers. Il ordonna à Chamir dé prendre à l'instant même la route de Damas, sans laisser un moment de plus Zaynab et les autres a Koufa. Et lui-même, fou de colère, sortit du palais pour aller à la Mosquée.

Du haut de la chaire, Obeidoullah regarda la foule qui était massée à ses pieds. Il était ivre d'orgueil d'être Gouverneur de cette ville, autant que de la perfide victoire que ses troupes venaient de remporter. Il voulait chasser la fâcheuse impression que lui avait laissée le discours de Zaynab. Cette femme lui avait gâché le plaisir qu'il pensait tirer de son succès. Il prit la parole, s'adressant aux habitants de Koufa :

- Gloire à Dieu, Qui a fait triompher la Vérité et ses partisans, Qui a donné la victoire au Commandeur des Croyants, Yazid, et Qui a tué le menteur, Hussein, fils du menteur, Ali, ainsi que ses Chiites!

Une voix lui répondit. faisant trembler les murs de la Mosquée :

- Tais-toi, ennemi de Dieu ! Cesse de blasphémer ! Tu es un menteur, de même que ton père, et de même que celui qui t'a nommé à ce poste et que le père de celui-ci ! Tu as assassiné les descendants des Prophètes, et maintenant tu oses monter à leur place ici, sur cette chaire !

- Obeidoullah pâlit, incapable de poursuivre :

- Attrapez-le !

Les soldats se saisirent de l'homme, Abdallah fils de Afif, qui était un Chiite de l'Imam Ali. Mais Abdallah lança le cri de guerre de sa tribu, les Azd. Immédiatement sept cents guerriers se rassemblèrent, l'épée à la main. Obeidoullah fut contraint de relâcher Abdallah. Mais la nuit venue, ses hommes de main s'introduisirent chez le courageux Chiite. Ils le tuèrent, et le crucifièrent sur la porte de sa maison.

***

La caravane des captifs s'était remise en marche, toujours précédée des têtes des Martyrs. Mais plus question de procession triomphale ! Obeidoullah avait ordonné aux gardes d'emprunter les pistes les moins fréquentées, de peur que des Chiites de l'Imam Hussein ne tentent de délivrer les prisonniers et de venger les Martyrs. Les gardes avaient aussi pour instruction d'être sans pitié avec les femmes et les enfants. L'Imam Ali Zayn Abidine, qui était toujours malade, suivait difficilement. Une lourde chaîne reliait ses pieds à son cou. S'il essayait d'allonger le pas, ou de marcher plus vite, il tombait immanquablement. Alois une brute descendait de cheval, levait le fouet, et frappait...

Pendant cette interminable traversée des déserts de Mésopotamie et de Syrie, il arriva que Soukeina tomba de son chameau. Zaynab, qui se trouvait sur le chameau voisin donna l'alarme. Les gardes ne lui prêtèrent aucune attention. En désespoir de cause, Zaynab dirigea son regard vers la tête de l'Imam Hussein, toujours en tête du cortège, toujours au bout d'une pique :

-Hussein mon frère, tu m'as demandé de veiller de mon mieux sur Soukeina. Mais elle est tombée de sa monture, et je ne puis rien faire pour lui venir en aide !

Après quoi elle demanda à Dieu d'avoir pitié d'elle, et de secourir la malheureuse enfant.

La caravane n'avait pas fait trois pas que la pique supportant la tête de l'Imam Hussein échappa aux mains de l'homme qui la portait. Elle se planta droit dans le sol. L'homme sauta de cheval pour la reprendre et repartir. Il ne parvint pas à l'arracher du sable. C'était comme si elle y avait été cimentée. Cet homme était pourtant un colosse. Il comprit que si ce qui était en train de se produire venait à s'ébruiter, ta panique risquait de gagner les autres gardes, et que ceux-ci s'enfuiraient de tous côtés.

Sans perdre une minute il alla confier à Chamir ce qui venait de se passer. Chamir réfléchit un instant puis, le fouet à la main, se dirigea vers l'Imam Ali Zayn Abidine.

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qui est responsable de tout cela ?

L'Imam Zayn Abidine regarda vers la tête de son père, puis dans la direction de sa tante Zaynab. Celle-ci raconta la chute de Soukeina, et l'indifférence des gardes. Chamir rebroussa chemin. Il découvrit la fillette inanimée. Elle avait été blessée dans sa chute. Dès qu'elle eut été installée dans les bras de Zaynab, la pique supportant la tête de l'Imam Hussein put être retirée du sable, sans le moindre effort.

***

La traversée du désert de Syrie, parsemé de buissons épineux, fut pour l'Imam Ali Zayn Abidine un supplice épouvantable. D'autant plus que les monstres à forme humaine qui menaient la caravane le forçait à lutter de vitesse avec les chameaux marchant d'un pas soutenu ! La nuit, on s'arrêtait à peine quelques heures, et pendant que les gardes festoyaient, les malheureux captifs recevaient à peine de quoi ne pas mourir de soif et de faim.

Une nuit, la caravane fit halte près d'un ermitage. Le moine qui vivait là avait passé toute sa vie en prière et en méditation, et dans l'adoration de Dieu. Chamir confia les têtes à sa garde, certain qu'elles ne risqueraient pas d'être volées. Un simple regard au visage de l'Imam Hussein convainquit l'ermite qu'il s'agissait là de la tête d'un Saint. Il la prit avec lui et la garda à son chevet pendant qu'il prenait quelque repos. Il vit en songe tous les Prophètes et les Anges descendre du Ciel et se promener sur la tête qui reposait près de lui...

Il s'éveilla, et se demanda ce qu'il devait faire. Il décida d'interroger le chef de la caravane au sujet de l'identité des personnes décapitées et des femmes et des enfants qu'ils détenaient prisonniers. Il sortit donc de son ermitage, réveilla Chamir, et le questionna. Chamir lui révéla que c'était le petit-fils du Prophète Mohammad, qu'il avait refusé de reconnaître l'autorité religieuse de Yazid, et qu'il avait été tué pour cette raison, en même temps que ses parents et ses partisans. Il lui dit que les captifs étaient les survivants de la Famille du Prophète, et qu'ils étaient conduits auprès de Yazid qui déciderait quel châtiment devait leur être infligé. Au comble de l'indignation le saint homme s’écria :

- Que la Malédiction de Dieu soit sur vous ! Ne réalisez-vous pas l'horreur du crime dont vous vous êtes rendus coupables en décapitant le petit-fils de votre Prophète ? Nul doute que cet homme était un grand Saint ! Honte à vous, lâches ! Non contents de l'ignominie que vous avez commise, vous brutalisez des femmes sans défense et des enfants innocents !

Chamir, qui était déjà de fort mauvaise humeur d'avoir été réveillé en pleine nuit, fut pris d'un accès de rage. Il saisit son épée et, d'un coup, trancha la tète de l'ermite. Il n'eut pas le moindre respect pour les injonctions du Saint Prophète concernant la protection qui doit être accordée à ceux qui se retirent du monde et vouent leur existence à la prière et à la pénitence. Mais celui qui avait montré tant de mépris pour la vie du petit-fils du Prophète, pouvait-il accorder quelque importance aux Commandements de l'Envoyé de Dieu ?

***

Progressant à marche forcée, la caravane atteignit bientôt Damas. Elle fit halte devant les remparts qui ceinturaient la ville. Un messager fut envoyé au palais du Calife, pour recevoir les instructions de Yazid. Celui-ci avait été averti par Obeidoullah des incidents qui s'étaient produits à Koufa. Il avait juré prudent de ne pas dévoiler l'identité des captifs, et avait fait répandre la rumeur qu'un prince arabe s'était révolté contre son autorité, qu'il avait affronté son armée invincible et avait été défait, avec ses quelques partisans. Un crieur public confirma officiellement cette nouvelle, précisant que pour servir d'exemple les têtes des coupables avaient été tranchées et apportées devant le Calife, en même temps que la famille du prince félon. La journée d'aujourd'hui était proclamée jour de fête, pour célébrer la victoire du Commandeur des Croyants.

On décora la ville à la hâte, on prépara le festin offert au peuple, et tous les courtisans et les ambassadeurs en poste à Damas furent convoqués à la grande réception qui devait avoir lieu le soir même au palais. Pendant que les préparatifs battaient leur plein. les captifs attendaient. en plein soleil. Des groupes de curieux approchaient pour apercevoir les prisonniers qu'on menait au Calife. Le spectacle de ces femmes, et surtout des enfants, à moitié morts de faim et de soif, maigres à faire peur, enchaînés, couverts de poussière et de sang séché émut plus d'un témoin. Quelques-uns des curieux lancèrent aux enfants des dattes sèches, qu'on utilisait alors pour faire l'aumône.

Les malheureux enfants affamés se saisirent des dattes et s'apprêtaient à soulager leur faim, mais Zaynab et les autres femmes leur interdirent d'en manger une seule, et leur ordonnèrent de les renvoyer à ceux qui les lançaient. Zaynab, le visage toujours caché derrière ses cheveux, prit la parole :

- Je vous remercie de votre sollicitude envers nos enfants affamés. Mais nous sommes la Famille du Prophète, et l'Envoyé de Dieu nous a interdit de manger les aum6nes. En aucun cas il ne nous est possible de transgresser ses ordres.

Les gens étaient abasourdis d'entendre cette réponse. Ils ne savaient ce qui était le plus étonnant, du refus de laisser manger les enfants ou du fait que des membres de la Famille du Prophète soient captifs et dans un tel état. La rumeur s'enfla en ville, les interrogations et les suppositions allaient bon train.

***

L'ordre arriva enfin de conduire les captifs au palais. Quand ils parurent devant lui, Yazid ne put croire que c'était là la Famille du Prophète. Quoi, ces gens hagards, décharnés, presque des fantômes... Ces squelettes en haillons recouverts de poussière, saignant par endroits des dernières blessures infligées par les chutes ou les coups de fouet... Ces spectres enchaînés, affamés, épuisés...

- Omar fils de Saad ! Tu t'es moqué de moi ! Ce ne sont pas là les sœurs et les filles de Hussein... Où as-tu acheté ceux-ci, et où as-tu caché les autres ?

Yazid était ivre. Il était assis sur un trône élevé. A ses pieds, dans un plat d'or massif, il avait fait placer la tête du petit-fils du Prophète. A la main, il tenait une coupe de vin qu'un échanson remplissait avant qu'elle soit vide. Yazid écumait de rage, les yeux injectés de sang. Omar fils de Saad se jeta à ses pieds.

- Aie pitié de moi, Commandeur des Croyants ! Ton humble esclave a agi exactement selon tes ordres.

Ceux qui sont devant toi sont bien Zaynab et Kolsoum, les sœurs de Hussein, Omm Layla et Omm Rabab ses veuves, Soukeina et Rokayya ses filles, et les autres sont les parentes et les orphelins de ses proches et de ses Chiites. Et devant toi j'ai amené aussi Ali Zayn Abidine, le fils de Hussein

Yazid regardait les captifs. Il ne pouvait dévisager les femmes qui, toutes, cachaient leur visage derrière leurs cheveux. L'une d'elles semblait en outre se cacher derrière une très vieille femme. Yazid la désigna du doigt :

- Celle-là là-bas qui se cache ! Qui est-ce ?

- Majesté, c'est Zaynab, répondit Omar, qui s'était relevé. C'est la fille d'Ali et de Fatima. La vieille qui la cache s'appelle Fizza. Elle se glorifie de se nommer elle-même l'esclave de Fatima et de Zaynab !

Yazid éructa :

- Je ne permets à personne de cacher mes prisonniers à ma vue. Chamir ! Fais dégager la vieille, que je puisse contempler à loisir la fille de Fatima !

Chamir approcha, le fouet levé. Fizza, avisant les esclaves abyssins qui se tenaient, sabre au poing, derrière le trône du Calife, les interpella :

- O mes frères ! Qu'est il advenu de votre sens de la fraternité et de votre honneur ? Laisserez-vous molester devant vous, sans réagir, une vieille dame de votre peuple, une princesse de votre pays, alors que chacun de vous tient une arme à la main ?

A ces mots de Fizza, plusieurs esclaves firent un pas en avant. L'un d'eux s'adressa à Yazid :

- Commandeur des Croyants ! Dis à cet homme de ne pas lever son fouet sur notre princesse. Sinon le sang va couler à flots dans ton palais ! Il avait beau être ivre, Yazid se rendit compte que l'homme parlait sérieusement. Ses esclaves se révoltaient ! Le couard déguisé en prince paniqua. Il répondit, avec un large sourire :

- Mes fidèles serviteurs ! Je suis fier de voir à quel point vous avez su conserver le sens de l'honneur. Je vous promets que personne ne maltraitera votre compatriote.

Yazid calma son angoisse en avalant encore un peu plus de vin. Il tremblait de fureur. Comment laver l'affront qu'il venait de subir publiquement ? Autour de lui, près de mille courtisans et ambassadeurs étaient rassemblés. Tous avaient été témoins de son humiliation. Dans la main qui ne tenait pas la coupe de vin, il avait une canne, ornée d'un pommeau en or. Il s'en servit pour frapper les lèvres de l'Imam Hussein Il ricana :

- Ah, les jolies lèvres qu'a embrassées Mohammad ! Comme mes ancêtres seraient heureux de contempler ce spectacle ! Tous mes valeureux ancêtres qu'a tués Mohammad, de Badr jusqu'à Honayn ! Leurs âmes doivent être contentes aujourd'hui en voyant que moi, Yazid, je les ai vengés en détruisant la famille de leur ennemi !

Les captifs restaient silencieux. Ni Zaynab, ni Ali Zayn Abidine ne voulurent s'abaisser à donner la réplique à l'ivrogne. Mais l'ambassadeur d'un pays étranger, écœuré, révolté par tant d'ignominie, se leva. Il s'appelait Abdoul-Wahab :

-O roi ! J'aimerais savoir qui était l'homme dont la tête est à tes pieds, et quels crimes impardonnables il a commis pour que tu traites ainsi sa dépouille et sa famille, même après sa mort !

- Ce sont les gens de la Famille du Prophète de l’Islam ! Ils ont osé défier mon autorité. Ces femmes et ces; enfants sont mes esclaves, et je vais leur faire subir un traitement que personne encore n'a jamais fait subir à un être humain. Ainsi, plus personne n'osera plus jamais lever le petit doigt contre moi !

Abdoul-Wahab était un homme instruit. Il avait aussi beaucoup étudié la vie et les Enseignements du Saint Prophète et de ses Descendants. Il réfléchit un moment. Pleinement conscient de ce que lui vaudrait ce qu'il allait dire, il laissa de côté toute diplomatie :

- O roi ! Tu as commis le plus odieux des crimes contre ta Religion et contre l'humanité. Tu as massacré de la façon ta plus odieuse la Famille de ton propre Prophète, des gens qui étaient pieux et qui vivaient saintement ! Tu traites leurs survivants plus brutalement que tu ne traiterais des animaux ! Les gens de mon peuple me montrent du respect pour la seule raison que je suis le descendant de l'un de leurs Prophètes. Mais toi, tu es tombé dans la plus basse abjection !

Se tournant alors dans la direction d'Ali Zayn Abidine, Abdoul-Wahab poursuivit :

-Ali fils de Hussein, ce que j'ai vu et entendu aujourd'hui m'a convaincu que ton père était la plus noble âme sur toute la surface de la terre, et le plus courageux des hommes pour avoir ainsi combattu l'injustice, la tyrannie et l'oppression. Je déclare ma Foi dans la Religion de ton père, cette Religion pour la défense de laquelle il a versé son sang. Je te choisis comme témoin de ma profession de Foi !

Un flot d'injures sortit de la bouche de Yazid. Il ordonna que l'on arrête l'ambassadeur et qu'on l'exécute séance tenante. Un silence pesant régnait maintenant. Tous les témoins étaient restés muets d'admiration devant le courage d'Abdoul-Wahab et la vérité de ses paroles...

Yazid essayait de calmer ses nerfs en buvant coupe sur coupe. Il fallait absolument qu'il rétablisse son autorité en se vengeant sur quelqu'un. Il se leva, tendit le bras vers Ali Zayn Abidine. Il hurla :

- Toi ! C'est toi qui es responsable de tout cela ! C'est toi qui as encouragé ce fou à m’insulter ! Il se tut un instant, comme s'il essayait de réfléchir à travers les vapeurs de l'alcool.

- Je vais te faire trancher la tête ici même, devant moi ! Devant tout le monde ! Devant ta mère, et tes soeurs, et tes tantes, et tous les autres !

Il vida encore une coupe.

-Non, cette mort serait trop douce pour toi ! Je vais te torturer pour que tu meures à peu. Je vais te faire souffrir ce que personne n'a encore jamais souffert. C'est toi-même qui viendras me supplier de t’achever ! A ces mots, Yazid éclata de rire. C'était le rire hystérique d'un démon ivre, qui avait perdu tout contrôle de lui-même.

L'Imam Ali Zayn Abidine répondit, d'une voix faible mais claire et ferme :

- Yazid ! Les tortures que tu nous as déjà infligées ne peuvent pas être surpassées en honneur par tout ce que ton esprit malade pourrait imaginer. Pour moi, la pire des tortures, c'est être en ta présence, avec les femmes de la Famille du Prophète sans voile pour préserver leur visage de ton regard vicieux. Ne crois surtout pas que ni moi ni mes proches soyons effrayés ou intimidés par tes menaces. Nous, Gens de la Famille du Prophète, sommes éduqués depuis l'enfance pour être à même de supporter toutes les épreuves, toutes les souffrances. Ceux que Dieu aime, IL les soutient dans toutes les épreuves et, dans l'Au-delà, ils jouiront de Ses Faveurs !

Des murmures d'admiration s'élevèrent dans l'assistance. Tous étaient forcés de reconnaître qu'Ali Zayn Abidine était bien le digne descendant de l'Envoyé de Dieu. Yazid se rendit compte des sentiments qui animaient les gens présents. Il craignit que certains ne songent à le renverser pour installer sur le trône le fils de l'Imam Hussein Le caractère rusé qu'il avait hérité de son père vint à son secours. Il éclata de rire.

- Ali, tu me blâmes ! Mais n'est-ce pas Dieu Lui même Qui a fait mourir ton père ? N'est-ce pas Dieu Qui l'a puni pour s'être rebellé contre le Commandeur des Croyants ?

- Non tyran ! Ne déforme pas les Versets coraniques. Ne change pas leur signification ! Dans Son Infinie Sagesse, Dieu donne à chacun le temps et les occasions pour agir en bien ou en mal, avec justice ou en oppresseur. Le Châtiment Divin atteint toujours les tyrans, tôt ou tard ! Le Saint Coran ne raconte-t-il pas les tribulations des Prophètes, qui ont souffert mille maux de la part des peuples auxquels ils avaient été envoyés ?

Yazid ne savait que répondre. Son esprit était trop imbibé d'alcool pour trouver une réplique. Un courtisan, toujours à l'affût d'obtenir une faveur, eut une idée pour faire baisser la tension qui montait dangereusement : Il s'avança vers le trône et, se prosternant aux pieds de Yazid, demanda :

- O Commandeur des Croyants ! O mon Maître ! J'implore ta Majesté de m'accorder une récompense pour les services que je lui ai rendus. Offre-moi en esclave Soukeina, la fille de Hussein

Zaynab serra Soukeina dans ses bras. Elle répliqua :

- Pour qui te prends-tu, minable larbin de Yazid ? As-tu perdu tout sens de la mesure ? Crois-tu être d'une si haute naissance que l'on te donne en esclave la petite-fille du Prophète ?

- Tais-toi, coupa Yazid ! C'est moi qui décide ici, et je fais ce que je veux !

- Non, Yazid. Ce n'est pas toi qui commandes ! Ni ici, ni ailleurs ! Dieu ne te laisserait commettre une telle abomination que si tu rejetais publiquement l'Islam et embrassais une autre religion.

- C'est à moi que tu parles de la sorte ? A moi, le Commandeur des Croyants ? C'est ton père, qui est sorti de la Religion, et aussi ton frère !

- Tu mens, ennemi de Dieu ! Tu te prétends le Commandeur des Croyants alors que tu ordonnes l'injustice, que tu combats la vertu, que tu opprimes les faibles sans défense !

Le courtisan insista :

- Donne-moi cette fille...

Yazid le repoussa :

- Reste plutôt célibataire ! Que Dieu te donne la mort !

***

Le cachot était plongé dans l'obscurité. Pourtant au dehors, brillait un soleil éblouissant. L'Imam Ali Zayn Abidine priait, le front posé sur le sol. Les autres survivants de la Famille du Prophète aussi priaient, dans les ténèbres de la prison. Zaynab priait assise, tant ses forces avaient décliné. La nourriture était si mesurée qu'elle laissait sa maigre part aux enfants, se contentant pour elle-même d'un peu d'eau. Elle était trop faible maintenant pour tenir debout.

Les heures passaient. Les prisonniers priaient toujours. Ils n'interrompaient leurs actes de dévotion que pour pleurer amèrement au souvenir des êtres chers qu'ils avaient perdus à Karbala. Dehors la nuit avait succédé au jour, mais qu'est-ce que cela changeait dans la nuit du cachot ?

Un cri et des pleurs redoublés attirèrent Zaynab près de Soukeina.

- Ma tante ! Dans mon rêve j'ai vu mon père ! Je ne l'avais pas vu depuis qu'il m'a quitté, ce jour horrible... Alors je lui ai tout raconté. Tout ce que nous avons enduré jusqu'à aujourd'hui. Il m'a dit : "Soukeina, tes souffrances ont assez duré ! Soukeina, ma fille chérie, je suis venu te chercher !»

Soukeina éclata en sanglots. Alors toutes les femmes, et les enfants aussi se mirent à sangloter. Yazid, qui passait à ce moment-là près d'un soupirail de la prison, demanda ce qui se passait. Des gardes lui dirent que Soukeina, la fille de l'Imam Hussein voulait voir le visage de son père. Yazid donna des ordres.

Des gardes entrèrent bientôt dans le cachot. L'un d'eux portait un plateau d'argent recouvert d'une étoffe de soie. Le garde déposa le plateau devant Soukeina. Il retira l'étoffe. La torche qu'il brandissait éclaira la tête de l'Imam Hussein

Soukeina s'empara de la tête de son père. Elle la serra contre elle, l'embrassant comme elle l'avait embrassée des milliers de fois quand il était vivant. Au bout d'un moment ses sanglots se calmèrent.

Zaynab s'approcha de Soukeina qui était immobile, recroquevillée autour de la relique de l'Imam.

- Soukeina ma fille, ne reste pas ainsi courbée sur la tête de ton père.

Soukeina ne répondait pas. Zaynab voulut secouer doucement l'épaule de l'enfant. Mais Soukeina avait cessé de vivre. Son père tant aimé avait tenu la promesse qu'il lui avait faite en rêve. Maintenant elle était avec lui, au Paradis.

***

Les rapports de sa police ne laissaient pas de préoccuper Yazid. Trop de gens murmuraient contre lui. Trop de rumeurs circulaient à propos du sort cruel qu'il avait infligé à la Famille du Prophète. Des femmes allaient même jusqu'à traiter de lâches leurs maris parce qu'ils ne s'opposaient pas au tyran.

Yazid avait perdu le sommeil. Il craignait maintenant sérieusement d'être renversé. Malgré presque cinquante ans de présence omeyyade, malgré un quart de siècle de pouvoir absolu, aux mains de son père d'abord, ensuite entre .les siennes, malgré tous les efforts déployés pour inculquer aux masses la haine de la Famille du Prophète, d'Ali, de Hassan, de Hussein, malgré la crainte, à défaut d'amour; qu'éprouvaient les gens pour les descendants d'Abou Soufiane, malgré tout cela, dans son fief de Damas, Yazid tremblait pour son trône !

Alors il décida de faire sortir de prison les survivants du massacre. Il affirma publiquement qu'on l'avait trompé, que Hussein n'était pas aussi rebelle qu'on le lui avait dit. Il jura que jamais il n'avait ordonné qu'on tue le petit-fils du Prophète et que si lui, Yazid, avait été présent à Karbala, il n'aurait pas permis qu'on lui fasse ce qu'on lui avait fait. Il offrit à Ali Zayn Abidine, à Zaynab, à Kolsoum, à toutes et à tous de leur donner tout ce qu'ils pourraient souhaiter. La seule chose qu'Ali Zayn Abidine et les Gens de la Maison du Prophète demandèrent fut qu'on leur restitue les pauvres biens qu'on leur avait volés. Ils emportèrent avec eux ces reliques, et aussi les tètes des Martyrs.

Voyageant de nuit, et accompagnés d'une escorte qui éloignait d'eux tous les importuns, ils revinrent sur le lieu du Sacrifice, dans la plaine de Karbala. Ils enterrèrent les têtes auprès des corps des Martyrs. Des pasteurs nomades avaient vaguement recouvert de sable les cadavres mutilés, et un Compagnon du Saint Prophète, Jaber fils d'Abdallah Ansari, leur avait donné une véritable sépulture.

L'Imam Ali Zayn Abidine, et les femmes et les enfants de la Famille du Prophète, regagnèrent ensuite Médine. Ils y arrivèrent le 8 du mois de Rabioul-Awwal de l'an 61 de l'hégire... Médine qu'ils avaient quittée six mois et demi plus tôt, le 28 Rajab de l'an 60, derrière l'Imam Hussein

***

Un an après le Sacrifice de l'Imam Hussein, les habitants de Médine se soulevèrent contre le dictateur impie. Ils démirent son gouverneur, qu'ils remplacèrent par Abdallah fils de Hanzalah. L'armée de Yazid attaqua la ville du Prophète. Yazid livra la cité à ses soldats durant trois jours. Plus de dix-sept mille Médinois furent massacrés, les maisons et les magasins pillés, et les femmes musulmanes violées.

"Mille femmes sont devenues enceintes pendant ces jours-là. et elles n'étaient pas mariées..." L'année suivante, un autre soulèvement eut lieu. Le chef des insurgés était Abdallah fils de Zubair. La même armée qui avait sévi dans la ville sainte du Messager de Dieu marcha sur la Sainte Mecque, où le fils de Zubair s'était retranché. Les catapultes, les balistes et autres machines de guerre de l'armée omeyyade lancèrent tant de projectiles contre la Sainte Kaaba qu'un mur s'effondra et qu'un incendie ravagea la Maison de Dieu.

Dans les jours qui suivirent cette profanation inexpiable, Yazid mourut.

***

Selon Ibn Kathir, lorsqu'on lui demanda s'il était licite de maudire Yazid, Ahmad ibn Hanbal, l'un des quatre moujtahed sunnites, répondit :

- Comment ne maudirais je pas celui que Dieu Lui-même maudit ?

Certes Dieu et Ses Anges prient sur le Prophète ! O vous qui croyez ! Priez sur lui et adressez-lui des salutations de Paix ! O mon Dieu ! Prie sur Mohammad et sur la Famille de Mohammad !

 

Selon les Traditions remontant au Saint Prophète, ces deux Imams sont, tous deux, infaillibles et Dirigeants de l'Islam. Pourtant, ils semblent différents l'un de l'autre dans leur attitude face à la déviation. D'aucuns sont allés jusqu'à dire qu'il y a une différence d'autant plus nette entre leur vision et leur méthode d'approche respectives que l'Imam al-Hassan, bien qu'il eût à sa disposition une armée forte de quarante mille hommes, conclut un traité de paix avec Mo`âwiyah, alors que l'Imam al-Hussein, avec en tout et pour tout à peine une quarantaine de partisans et quelques-uns de ses proches, se souleva pour défendre l'Islam, et n'hésita pas à sacrifier sa vie et celle de ses compagnons et de ses proches, y compris son nouveau-né. Lorsqu'on examine plus profondément la situation, on constate avec certitude qu'une telle opinion est complètement absurde car, en fait, si l'Imam al-Hassan passa neuf ans et demi de sa vie sous le régime de Mo'âwiyah sans s'opposer ouvertement à lui, I'Imam al-Houssein aussi passa, après le Martyre de son frère, environ neuf ans sous le même régime sans se soulever contre lui, ni s'opposer ouvertement à lui.

La différence apparente entre l'attitude de ces deux grands Dirigeants et Imams ne doit donc pas être considérée comme une différence de tempérament chez les deux hommes, mais il faut plutôt chercher son explication dans la différence de personnalité et d'attitude de Mo`âwiyah et de son fils Yazid.

La politique ou l'attitude suivie par Mo`âwiyah n'était pas fondée sur la négligence ouverte des Enseignements islamiques. Il ne piétinait pas ouvertement les Edits de l'Islam, ni ne les méprisait publiquement. D'autre part, il avait tenu à être reconnu comme un Compagnon du Saint Prophète et comme l'un des scribes des Révélations Divines. A cela s'ajoute le fait que sa sœur était l'une des épouses du Messager d'Allah, avec le titre de "Mère des Croyants", et que lui-même se vantait d'être l'oncle maternel des Croyants. En outre, il avait été tenu en estime par le deuxième calife, qui jouissait de la confiance et du respect des gens.

Par ailleurs, Mo`âwiyah avait nommé comme gouverneurs de nombreux Compagnons du Prophète, lesquels étaient estimés par les gens, comme

Abû Hurayrah, `Amr ibn al-'Aç, Samra, Yusr et Mughirah ibn Cho'bah, etc. Ceux-ci se chargèrent de mobiliser l'opinion publique en faveur de Mo'âwiyah. Mieux, de nombreuses fausses traditions (hadiths, paroles attribuées au Saint Prophète) circulaient parmi les gens, leur faisant croire que les Compagnons du Saint Prophète étaient infaillibles et leur conduite incontestable, c'est-à-dire que quoi qu'ils puissent faire, c'était justifié. Le résultat de cette manœuvre fut que, quoi que Mo'âwiyah ait pu faire qui nécessitait une justification, les Compagnons précités - qui étaient le bras droit de leur protecteur - tentaient de le justifier et de lui donner un habit de légalité. Et, si cela n'était pas suffisant, Mo'âwiyah n'hésitait pas, dans certains cas, à réduire au silence ses opposants pour régner et agir sans opposition.

Ainsi, partout où ces méthodes tortueuses de persuasion et d'intimidation ne fonctionnaient pas, les partisans de Mo'âwiyah se chargeaient d'éliminer physiquement et sauvagement les opposants. C'est ainsi qu'ils assassinèrent atrocement des milliers de partisans de l'Imam Ali, connus dans l'Histoire sous l'appellation de "Chï'at Ali", et beaucoup d'autres Musulmans, dont un bon nombre de Compagnons qui furent perfidement liquidés.

Mo'àwiyah considérait lui-même tout ce qu'il faisait comme étant justifié, et il poursuivait son action patiemment et avec précaution. Il avait le talent de gagner les cœurs des gens par le tact, la politesse et la douceur, et ce à tel point que lorsque quelqu'un l'abusait et se querellait avec lui, il ne se mettait pas en colère, bien au contraire, il le gratifiait de cadeaux. Telle était la politique qu'il suivit.

En apparence, Mo'âwiyah montrait beaucoup de respect pour 1'Imam a1-Hassan et l'Imam al-Houssein, et il leur envoyait de précieux cadeaux. Mais d'un autre c6té, dans une proclamation publique, il signifia clairement à tout le monde que quiconque tenterait de citer un hadith (Tradition ou parole du Saint Prophète) faisant l'éloge des vertus et des hauts mérites des Ahlul-Bayt, sa vie, ses biens et son honneur ne seraient pas à l'abri, et que quiconque mettrait en évidence une Tradition exaltant la position des Compagnons, serait généreusement récompensé.

Poussant son hostilité encore plus loin, Mo'âwiyah donna l'ordre à toutes les personnes dirigeant les Prières en assemblée de dénigrer et d'injurier l'Imam Ali du haut du minbar (chaire) des Mosquées, pour gagner des récompenses spirituelles prétendra-t-il. C'est aussi sur ses instructions que les partisans dévoués de l'Imam Ali furent assassinés en masse, et même des adversaires de l'Imam Ali furent tués, tout simplement parce qu'ils étaient soupçonnés d'avoir de l'amitié pour lui.

On peut déduire facilement de ce qui précède que si l'Imam al-Hassan s'était soulevé contre Mo`âwiyah, il n'aurait récolté comme fruit d'une telle action aucun résultat positif, mais en revanche il aurait gravement porté atteinte à l'intérêt général de l'Islam et fourni un prétexte à son élimination physique et à celle de tous ses partisans, offrant ainsi un cadeau inespéré à Mo'âwiyah dont l'objectif principal était la disparition de toutes traces des Ahlul-Bayt et de leurs partisans. Car, en raison des circonstances complexes et de la confusion générale qui prévalait, un soulèvement de l'Imam al-Hassan aurait fort bien .pu déboucher sur son assassinat par ses propres partisans. Dans un tel cas, Mo`âwiyah aurait lui-même fait semblant de pleurer sa mort, ce qui lui aurait attiré la sympathie de tous ceux qui savaient de la vénération pour le petit-fils du Saint prophète, et aurait entraîné leur pacification. Et il aurait en outre saisi cette occasion (de l'assassinat de l'Imam) pour opprimer les partisans de l'Imam Ali et de l'Imam al-Hassan lui-même, sous prétexte de vouloir venger sa mort. Ce scénario avait déjà été mis en scène lors de la mort de `Othmân, le troisième calife.

A la différence de son père machiavélique, Yazîd était prétentieux et inconstant. Il croyait que "la force prime le droit". L'opinion publique était le dernier de ses soucis. Ainsi, le dommage irréparable qui avait été causé jusqu'ici, de derrière le rideau, à l'Islam, Yazid, pendant la courte durée de son règne, le pratiquera ouvertement et avec insouciance.

Pendant la première année de son règne, il massacra. en bon gouvernant despotique, la progéniture du Saint Prophète.

Au cours de la deuxième année de son règne, il mit à sac la Ville Sainte de Médine, et la livra à son armée, c'est-à-dire que ses soldats disposèrent librement de la vie, des biens et de l'honneur des habitants de cette ville, laquelle fut mise à feu et à sang pendant trois jours.

Pendant la troisième année de son règne, il détruisit la Sainte Ka`bah, la Maison d'Allah.

C'est en conséquence de ces actes sordides de Yazid que le Soulèvement et le Sacrifice de l'Imam al-Houssein touchèrent tes cœurs des gens, et que leur impact alla grandissant chaque jour un peu plus.

Au début, le Soulèvement de l'Imam al-Houssein fut considéré comme un mouvement révolutionnaire finissant par un bain de sang ; mais avec le temps, il finit par rassembler un grand nombre de gens qui étaient prêts à se sacrifier pour la cause de la Vérité, et par amour et respect pour les Ahlul-Bayt. C'est pour cette raison que Mo`âwiyah avait mis son fils Yazid en garde contre toute tentative de confrontation. Mais finalement, le tempérament haïssable et vaniteux de Yazid l'aveugla et l'empêcha de distinguer la maladresse de la préservation de ses intérêts.