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«On fit subir le même sort sauvage et horrible à Muhammad Ibn Abi Bakr gouverneur d'Egypte, nommé par notre maître 'Alî. Lorsque Mu'âwiyeh s'empara de l'Egypte, il le tua, mit son cadavre dans la peau d'un âne mort et le brûla».[102]

Après avoir énuméré les exemples de mutilation et de profanation de cadavres, pratique devenue monnaie courante chez les Omayyades depuis que Mu'âwiyeh l'avait inaugurée, Aboul A'lâ al-Mawdoudi conclut par cette interrogation indignée:

«Même si on oublie que ces gens dont on a mutilé et profané les cadavres après leur mort étaient de grandes figures augustes Musulmanes, on doit se poser la question suivante: Est-ce que l'Islam a autorisé cette pratique même contre les mécréants...»[103]

Si ces crimes abominables dont l'Islam refuse la perpétration même contre ses pires ennemis, s'expliquent par la haine héréditaire que les Omayyades vouaient à la Famille du Prophète de l'Islam et à ses fidèles, cette même haine semble susciter chez ses tenants un sentiment d'irrespect envers les prescriptions du Message qu'Abou Sufiyân considérait - comme nous l'avons vu - comme une affaire personnelle des Bani Hâchim.

Soulignant comment les "rois-califes" omayyades n'ont pas hésité à "passer outre les prescriptions et les restrictions de la Chari'a pour préserver leurs intérêts personnels, servir leur politique personnelle et surtout pour conserver leur pouvoir", et comment ils ne se souciaient guère de distinguer "le licite" de "l'illicite", Aboul A'lâ al-Mawdoudi écrit:

1- «Selon Ibn Kathîr, Mu'âwiyeh a changé la Tradition du Prophète et des Califes-Bien-Dirigés en ce qui concerne la "diyyah"[104]. Ainsi alors que la "diyyah de Mu'âhid[105] était égale à celle du Musulman, Mu'âwiyeh l'a réduite à la moitié, conservant l'autre moitié pour lui-même».[106]

2- «De plus, Mu'âwiyeh a enfreint de façon flagrante le Livre de Dieu et la Sunna du Prophète quant à l'argent des butins. Alors que le Livre de Dieu et la Sunna du Prophète stipulent que le cinquième du montant des butins doit aller à la Trésorerie et que le quatre cinquième restant doit être réparti entre les soldats qui ont participé au combat, Mu'âwiyeh a donné l'ordre d'exclure l'argent et l'or des biens du butin, pour se les attribuer, et de distribuer seulement les autres composants dudit butin selon la règle légale».[107]

3- «De même, Mu'âwiyeh a commis - pour des raisons politiques personnelles - une infraction à l'une des évidences de la noble Chari'a, lorsqu'il a rattaché Ziyâd Ibn Somayyeh à son lignage. En effet ce dernier était le fils d'une esclave de Tâ'if nommée Sommayyeh. II est né d'un accouple-ment adultérin qui eut lieu avant l'avènement de l'Islam, entre cette femme et Abou Sufiyân, le père de Mu'âwiyeh (...) Voulant soumettre à lui ce garçon devenu un homme doué, et désirant en faire son protecteur et son soutien, Mu'âwiyeh fit venir deux témoins pour attester que Ziyâd était le fils naturel de son père, donc son propre frère et un membre à part entière de sa famille. Or, outre le fait que cette action était en soi détestable sur le plan moral, elle était illégale sur le plan juridique, car la Chari'a ne reconnaît pas la filiation adultérine et le jugement émis par le Prophète à ce sujet ne laisse aucune équivoque: "Le fils est issu du lit conjugal, alors que la liaison adultérine exclut tout droit à la filiation"».[108]

Ainsi, le fils d'Abou Sufiyân qui dissimulait à peine ce mépris pour les nobles principes de la Chari'a qu'avait apportée le Prophète Hâchimite, n'était pas quelqu'un que le prestige de l'Imam al-Hassan et sa haute position dans la Ummah arrêtaient. Tout au contraire, le fait d'avoir pour adversaire, le petit-fils du Prophète, semblait lui fournir l'occasion idéale d'étancher sa soif de pouvoir et d'assouvir la haine Ommayade envers celui qu'il considérait au plus profond de lui-même comme l'héritier de tous ceux qui avaient réduit les siens au rang de Tulaqâ'[109]

LA PRÉPARATION AU COMBAT

Les douze années du Califat de 'Othman - pendant lesquelles les Omayyades, profitant de leur parenté avec le Calife, ont tenu solidement toutes les rênes du pouvoir et occupé tous les posses clés de l'Etat - ont permis à Mu'âwiyeh, devenu le maître absolu de la vaste et stratégique province de Syrie,[110] d'étendre son influence sur les territoires islamiques et d'y acheter la conscience de nombreux notables.

Les quatre ans du Califat de l'Imam 'Alî n'ont pas suffi à juguler cette influence tentaculaire et pernicieuse. Car, Mu'âwiyeh qui ne s'embarrassait guère des règles de la morale islamique et des exigences de la Chari'a n'a hésité ni à utiliser les moyens financiers et les pouvoirs mis à sa disposition du fait du posse qu'il occupait, à des fins personnelles, ni à recourir à tous les coups bas, le stratagème, la ruse, la duperie, la désinformation pour parvenir à ses fins, à savoir: se venger de la Famille du Prophète et s'emparer de la direction de l'Etat islamique que son père, Abou Sufiyân n'avait jamais cessé d'assimiler aux Bani Hâchim dont est issu le Messager, et de considérer comme la cause néfaste de l'effacement du leadership et de la notoriété omayyades de l'époque jahilite.

L'assassinat de l'Imam 'Alî lui offrait enfin une occasion trop belle pour ne pas la saisir de toute sa force avant que le nouveau Calife légitime ne tienne la situation bien en main.

L'occasion était d'autant plus propice que dans le territoire irakien qui abritait la capitale de l'Etat islamique régnait une situation de confusion, d'incertitude, d'ébranlement, due à l'effet conjugué des séquelles de la bataille de Çiffine et du combat que l'Imam 'Alî avait mené contre les Khârijites d'une part, de l'action subversive et des complots des agents et des partisans de Mu'âwiyeh d'autre part.

Une telle situation offrait donc un terrain très fertile pour contrecarrer les efforts d'al-Hassan en vue de mettre sur pied une armée capable de vaincre ses troupes.

Mu'âwiyeh prépara donc son armée à l'invasion de l'Irak et écrivit à ses fonctionnaires pour qu'ils se mettent sur le pied de guerre. Dans certaines de ces lettres, il affirmait que d'ores et déjà certains notables et chefs de tribus lui avaient écrit pour lui annoncer leur ralliement et lui demander de leur laisser la vie sauve aussi qu'à leurs tribus.[111]

L'Imam al-Hassan s'est affairé de son côté à encourager les Musulmans de Kûfa, capitale du Califat au jihâd contre les rebelles, sitôt qu'il a appris la nouvelle du mouvement de Mu'âwiyeh vers l'Irak. II chargea Hojr Ibn 'Adi de mobiliser les gens en vue du combat qui s'annonçait virtuel. Le muezzin appela un jour à une prière en assemblée.

L'Imam al-Hassan monta sur la chaire, et après avoir ouvert son sermon par la louange et le remerciement à Dieu, il dit:

«Dieu a prescrit le Jihâd à Sa créature et l'a appelé "contrainte"».

Puis il a dit aux croyant (combattant) de patienter, car Dieu est avec ceux qui savent patienter.

«Ô gens! Vous ne pourrez obtenir ce que vous aimez qu'en sachant patienter devant ce que vous n'aimez pas. J'ai appris que Mu'âwiyeh, ayant su que nous étions sur le point de marcher sur son camp, a pris les devants. Dirigez-vous donc vers votre campement à "Nukhylah"».[112]

Un silence pesant s'abattit sur le lieu du rassemblement, silence qui contrastait singulièrement avec la nécessité de mobilisation générale face aux menaces réelles qui planaient sur l'existence du Califat-Bien-Dirigé.

Un homme parmi l'assistance, 'Ady Ibn Hâtam, honteux de l'attitude passive de celle-ci, s'écria:

«Je suis le fils de Hâtam. Gloire à Dieu! Quelle attitude détestable! Pourquoi ne répondez-vous pas à l'appel de votre Imam, le fils de la fille de votre Prophète. Que sont devenus ces beaux parleurs qui se disaient être rompus aux combats lorsqu'ils se trouvaient en sécurité, mais qui fuient comme des lapins lorsque la situation devient sérieuse. Ne craignez-vous donc pas la colère de Dieu! Ni la honte! Ni l'humiliation!».

Puis se tournant vers l'Imam al-Hassan, il dit, tout décidé:

«Que Dieu nous conduise par toi vers les droits chemins et qu'IL t'évite les ennuis... Nous t'avons entendu, nous avons accepté ton ordre, nous t'avons écouté et nous avons obéi à ce que tu demandes et à ce que tu as décidé. Me voilà partant pour le campement. Celui qui aimerait faire de même qu'il me rejoigne...»

II sortit de la Mosquée, enfourcha sa monture et se dirigea vers al-Nukhaylah. Il fut ainsi le premier homme mobilisé.[113]

Son attitude courageuse, son esprit de devoir ne firent toutefois pas d'émules. La foule resta immobile et passive. Face à cette défection une élite d'hommes pieux, tels que Qaïs Ibn Sa'ad Ibn 'Abâdah al-Ançâri, Ma'qal Ibn Qaïs al-Riyâhî, Ziyâd Ibn Ça'ça' al-Temimi s'indignèrent et stigmatisèrent la passivité de l'assistance. Puis ils s'adressèrent à l'Imam al-Hassan dans les mêmes termes que 'Ady Ibn Hâtam et annoncèrent leur engagement.

L'Imam al-Hassan apprécia leur geste et dit à leur intention:

«... Que Dieu vous couvre de Sa Miséricorde. Je continue à croire à votre bonne intention, votre sincérité, votre obéissance, votre affection réelle. Que Dieu vous en récompense de la meilleure façon».[114]

L'Imam al-Hassan descendit de la chaire et se dirigea vers le campement de son armée à al-Nukhaylah après avoir demandé à al-Maghirah Ibn Hârith Ibn 'Abdul Muttâlib de le remplacer à la tête du gouvernement de Kûfa et de continuer à inciter les Kufites à s'engager dans l'armée califale.

Les fidèles suivirent l'Imam al-Hassan du moins sans grand enthousiasme, sinon presque à contra-cur. Sans les efforts de la poignée d'hommes pieux et généreux qu'étaient Qaïs, 'Ady... etc. précités, aucune mobilisation n'aurait été possible.

Donc grâce à la bonne volonté et à l'ardeur de quelques fidèles, l'Imam al-Hassan réussit à entraîner derrière lui une armée de plusieurs milliers de combattants, mais une armée hétéroclite, composée de plusieurs courants opposés et contradictoires et tiraillée par des motivations diverges.

On peut répartir les courants qui la composaient dans les catégories suivantes:

1 - Les Khârijites: ceux-là mêmes qui avaient fait sécession de l'armée de l'Imam 'Alî lors de la bataille de Çiffine et s'étaient battus contre lui par la suite dans la bataille de Nahrawân. Comme on le sait, les Khârijites avaient été à l'origine hostiles aussi bien à l'Imam 'Alî qu'à Mu'âwiyeh. Ayant trouvé dans le Califat de l'Imam al-Hassan une solution de compromis, ils se sont joints à son armée pour combattre Mu'âwiyeh. Ces combattants n'étaient donc pas disposés à suivre inconditionnellement l'Imam al-Hassan et n'hésiteraient pas à l'abandonner à tout moment si leurs vues ne recoupaient pas les siennes. Nous verrons plus tard comment ils finiront par se retourner contre lui.

2 - Les partisans des Omayyades; ils sont de deux catégories:

a) Ceux qui n'ont pas trouvé dans la politique égalitaire du Califat de Kûfa de quoi satisfaire leur convoitise et assouvir leur avidité. Aussi ont-ils mis leur espoir dans l'avènement d'un gouvernement omayyade connu pour son penchant à favoriser ceux dont il peut acheter la conscience. Ils guettaient donc la première occasion pour lâcher le Califat légal au profit des Omayyades.

b) Ceux qui éprouvaient, pour diverses raisons, personnelles ou héritées de périodes antérieures, une animosité latente envers le gouvernement de Kûfa. Nous verrons plus loin comment cette catégorie d'Irakiens entra en contact avec Mu'âwiyeh pour lui offrir son allégeance et attendre à en être payée de retour.

3 - La catégorie des gens réticents, laquelle n'avait pas une opinion spécifique indépendante, et dont le seul désir était de vivre en paix et de recevoir régulièrement ses allocations de quiconque détiendrait la trésorerie. Aussi a-t-elle adopté une attitude attentiste, cherchant à pencher vers la partie en faveur de laquelle pencherait l'équilibre des forces.

4 - Ceux qui étaient versés dans le tribalisme et le racisme.

5 - La populace qui n'avait pas une opinion précise et se laissait diriger au gré des vents.

L'Imam al-Hassan qui ne ménageait pas ses efforts pour maintenir un minimum de cohésion et de moral dans son armée était conscient de la composition hétéroclite de celle-ci, et savait combien sa situation était précaire.

En témoigne ce discours qu'il a prononcé devant ses troupes à Madâ'in et qui montre son manque de confiance dans la motivation de son armée:

«A Çiffine, vous avez placé votre religion devant votre vie d'ici-bas, alors que, aujourd'hui, vous mettez celle-ci devant celle-là. Vous êtes animés par la vengeance de deux catégories de tués: les uns pleurent un tué à Çiffine, les autres nous réclament vengeance pour un tué à Nahrawân. Ceux-ci ont un penchant à la défection et ceux-là sont des révoltés".[115]

II va de soi qu'une armée dont les motivations sont si variées et si contradictoires risquait l'éclatement au moindre accroc.

Mu'âwiyeh qui connaissait parfaitement les points faibles de l'armée de l'Imam al-Hassan n'eut aucun scrupule à décider d'en tirer profit par tous les moyens. Aussi élabora-t-il en même temps qu'il préparait son armée à l'invasion du territoire irakien, un plan de réconciliation qu'il faisait miroiter aux troupes de l'Imam al-Hassan et par lequel il comptait triompher dans tous les cas du Califat légal: mettre l'Imam al-Hassan devant un dilemme: ou bien accepter la réconciliation en cédant le Califat à Mu'âwiyeh, ou bien se faire passer pour seul responsable d'une bataille au terme de laquelle Mu'âwiyeh prendrait grand plaisir à anéantir le reste des membres bénis de la Famille du Prophète, ainsi que l'élite de leurs adeptes, c'est-à-dire ceux là mêmes qui veillaient et vouaient leur vie à la sauvegarde de l'intégrité du Message.

LE DÉPART

Le campement d'al-Nukhaylah était sur le pied de guerre et accueillait les flots de combattants venant de Kûfa. Le prédicateur avait la voix enrouée à force de lancer des appels successifs à la mobilisation pour inciter les récalcitrants au jihâd et remonter le moral des défaitistes.

L'Imam al-Hassan ayant déjà mandaté al-Mughirah Ibn Hârith pour se charger des affaires courantes du gouvernement de Kûfa, s'affairait à l'organisation du commandement et de la stratégie de l'armée. Il détacha une de ses troupes et mit à sa tête son cousin 'Obeidullah Ibn al-'Abbas Ibn Muttalib pour qu'il le précédât sur le chemin de l'armée de Mu'âwiyeh pendant qu'il rassemblait lui-même le reste des combattants.

En tant que commandant suprême de l'armée, il précisa à 'Obeidullah dans sa lettre de nomination la ligne de conduite et le plan d'action qu'il devrait suivre:

«Cousin! Je mets à ta disposition douze mille cavaliers arabes... Marche donc à leur tête sans manquer de te montrer envers eux flexible, accueillant, de leur étaler ta côte et de les rapprocher de toi, car ils constituent le reste des croyants sûrs. Longez l'Euphrate, puis traversez-le pour gagner Maskan. De là, continuez jusqu'à ce que vous rencontriez Mu'âwiyeh. Quand vous le rencontrerez, empêchez-le d'avancer jusqu'à mon arrivée, car je serai bientôt sur vos traces. Envoie-moi des nouvelles chaque jour. Consulte ces deux-là (Qays Ibn Sa'ad et Sa'ïd Ibn Qays). Si tu rencontres Mu'âwiyeh ne lui livre bataille que s'il en prend l'initiative. S'il t'arrivait quoi que ce soit, nomme Sa'ad à la tête du commandement, et s'il lui arrivait quelque chose, mets Sa'ïd Ibn Qays à sa place».[116]

En mettant 'Obeidullâh Ibn 'Abbas à la tête de la première armée qui le précéda au front, l'Imam al-Hassan tenait compte sans doute avant tout, du besoin impérieux de ses troupes de se sentir rassurer en marchant derrière un commandant au-dessus de tout soupçon à un moment où tout le monde savait que Mu'âwiyeh fondait sa stratégie de la conquête du Califat sur la corruption et le "coudoiement" des dirigeants et des notables vivant sous le gouvernement califal.

Or, il ne venait à l'idée de personne qu'un homme tel que 'Obeidullâh dont les deux fils avaient été odieusement et sauvagement assassinés au Yémen sur ordre de Mu'âwiyeh puisse être un jour susceptible de composer avec ce dernier. Toutefois, prévoyant et serein, l'Imam voulant se mettre à l'abri de toute surprise, n'avait manqué de le faire seconder, comme nous l'avons vu, par deux remplaçants.

La présence de 'Obeidullâh Ibn 'Abbas à la tête de la première armée d'al-Hassan, venue à sa rencontre, ne découragea pas Mu'âwiyeh de poursuivre sans relâche sa politique machiavélique qui lui assurait un avantage de taille sur l'Imam al-Hassan pour qui une seule chose comptait: incarner l'intégrité, la rectitude, la véracité et l'honnêteté qu'exige le Message de celui qui en assure la garde et la représentation.

Donc avant d'engager un combat loyal à l'issue incertaine contre la première armée du Calife, Mu'âwiyeh décida d'y provoquer une désintégration intérieure en jetant le discrédit sur son commandement.

Profitant de l'éloignement de cette armée de son quartier général, il laissa courir parmi les troupes de 'Obeidullâh Ibn 'Abbas une rumeur à l'apparence crédible, selon laquelle il y aurait un échange de correspondances entre l'Imam al-Hassan et le gouverneur rebelle de Syrie, visant à la conclusion d'un traité de réconciliation. Les mercenaires et les agents de Mu'âwiyeh entendaient ainsi entamer la détermination des combattants et les décourager de risquer inutilement leur vie.[117]

La rumeur se répandit suffisamment pour engager l'ensemble de l'armée de la première ligne dans des discussions quant à la véracité de la nouvelle, et ébranler le commandant 'Obeidullah lui-même dans sa conviction de l'opportunité de sa mission.

Al-Hassan de son côté trop occupé à l'envoi de messagers et à la tenue de réunion en vue de mobiliser le plus grand nombre d'hommes disponibles n'eut pas connaissance des ravages qu'avait faits cette rumeur dans les rangs de sa première armée, dont le commandant ne s'était pas donné la peine de s'enquérir auprès de l'Imam du bien-fondé de la rumeur, étant donné qu'il avait été déjà secoué par les nouvelles du défaitisme et du manque d'empressement des Kufites à s'engager derrière l'Imam.

Aussi 'Obeidullah se disait-il qu'il s'était enlisé dans une entreprise peu fiable, estimant que les quelques milliers d'hommes qu'il commandait ne pourraient tenir tête à une armée infiniment plus nombreuse et plus soudée.

Comment s'en sortir? Démissionner? Aucune raison valable ne pouvait justifier une telle démarche, car il avait été nommé par l'Imam lui-même et sa démission équivaudrait à un manquement au devoir. Le seul prétexte qui lui restait, était de reconnaître son incapacité et d'avouer son défaitisme, ce qui ne manquait pas de blesser son orgueil et le vouerait au mépris des gens.

Mais Mu'âwiyeh qui guettait tous les mouvements des chefs de l'armée d'al-Hassan et attendait le résultat de l'action subversive de ses agents, n'a pas tardé à ouvrir à 'Obeidullah, dont il n'ignorait apparemment pas la personnalité égocentrique, une porte de sortie, ou plutôt le chemin de la dérobade, en lui envoyant une lettre dans laquelle il brandissait le bâton et la carotte: «Al- Hassan m'a écrit. Il compte renoncer en ma faveur. Si tu m'obéis maintenant, tu le ferais en maître, autrement tu le feras en suivant».[118]

Le tout accompagné d'une offre alléchante de "mille mille dirhams". 'Obeidullah Ibn 'Abbas dont l'un des traits saillants était la mégalomanie trouva l'aubaine trop belle pour hésiter. La nuit tombée, il se glissa comme un vulgaire voleur vers le camp de Mu'âwiyeh confirmant ainsi son passé de défaitiste fuyard. N'avait-il pas déjà fui sa responsabilité pour sauver sa peau en quittant le Yémen et en y laissant ses deux fils à la merci des bourreaux qui n'hésitèrent pas à les assassiner à sa place?

Au petit matin, le campement de son armée se réveilla en état de choc, ahuri par la désertion du commandant. Quelle fut la réaction des combattants? Les hypocrites et les opportunistes sautaient de joie, les fidèles de l'Imam avaient les yeux en larmes, et tout le monde s'interrogeait sur l'attitude à prendre.

Une grande partie de l'armée finit par suivre l'exemple de 'Obeidullah Ibn 'Abbas et joignit les troupes de Mu'âwiyeh. Pour arrêter l'hémorragie et remonter le moral des soldats, le nouveau commandant désigné d'avance par l'Imam al-Hassan, Qays Ibn Sa'ad réunit les combattants et prononça un discours dans lequel il tenta de minimiser l'importance de l'attitude de 'Obeidullah Ibn 'Abbas:

«Ô gens! Ne soyez pas trop surpris par ce que cet homme soudoyé vient de faire. Ni lui, ni son père ni son frère n'ont jamais fait quelque chose de bien. Son père qui est l'oncle paternel du Prophète avait combattu celui-ci à Badr et a été fait prisonnier. Son frère, nommé par l'Imam 'Alî gouverneur de Basrah ne tarda pas à voler l'argent des Musulmans pour s'offrir des servantes tout en prétendant que son action était licite. Quant à 'Obeidullah lui-même qui fut nommé (par 'Alî) gouverneur de Yémen, il s'est enfui devant 'Abdullah Ibn Busr, le laissant tuer ses fils à sa place. Et le revoilà qui a fait ce que vous venez d'apprendre».[119]

A al-Madâ'în où l'Imam al-Hassan s'apprêtait à marcher à la tête de son armée vers le front, la situation n'était guère meilleure. En apprenant la désertion de 'Obeidullâh Ibn 'Abbas traînant avec lui une meute de déserteurs, l'Imam se sentit frappé d'un coup de poignard dans le dos, administré par l'un de ses plus proches partisans.

Le coup était d'autant plus dur qu'il apprit en même temps que plusieurs commandants de l'armée qu'il dirigeait lui-même avaient écrit à Mu'âwiyeh pour lui demander protection et lui proposer leur allégeance. L'Imam vivait des moments dramatiques, car il se voyait, lui qui ne possédait pour toute arme de persuasion et de dissuasion que l'intégrité, la pureté et la justice islamiques, coincé entre une société vénale et un corrupteur sans scrupule sans morale.

En effet alors que l'Imam al-Hassan poursuivait inlassablement la mobilisation des Musulmans, le fils d'Abou Sufiyân lançait et relançait sans répit et dans tous azimuts ses offensives de corruption en utilisant tous les appâts de la séduction.

Selon al-Çadûq (cité dans al-A'yân):

«Mu'âwiyeh envoya des agents à 'Amr Ibn Hârith, Ach'ath Ibn Qays, Hojr Ibn Abjar et Chabth Ibn Rab'i, pour leur transmettre cette promesse: si tu tues al-Hassan, tu auras cent mille dirhams, des soldats de l'armée de Syrie et une de mes filles».[120]

Le Calife en titre, ayant découvert le complot, fut contraint de prendre toutes les précaution nécessaires pour déjouer les tentatives visant à l'assassiner. Il ne sortait pour la prière que revêtu d'une cuirasse. C'est d'ailleurs cette cuirasse qui l'a sauvé une fois d'une flèche lancée contre lui pendant la prière.

Et selon al-Kharâ'ij (cité dans al-A'yân):

«Lorsque al-Hassan dépêcha un commandant de la tribu de Kindah, à la tête de quatre mille combattants pour affronter Mu'âwiyeh, celui-ci lui fit parvenir, dès son arrivée à al-Anbar, cinq cents mille dirhams avec la promesse de le nommer gouverneur de quelques contrées de Syrie et de la Péninsule arabique. Le commandant ne put résister à cette offre séduisante. Il rejoignit Mu'âwiyeh avec deux cents hommes de ses proches. Et lorsque al-Hassan envoya un autre commandant qui avait juré sa foi - dont les montagnes ne sauraient venir à bout - de ne pas trahir, il emboîta le pas à son prédécesseur, donnant ainsi raison à la prédiction d'al-Hassan qui avait dit après son départ qu'il trahirait».[121]

En tout état de cause, depuis la désertion de 'Obeidullah, les nouvelles alarmantes concernant la multiplication des désertions dans la première armée continuaient à se succéder au campement de l'Imam al-Hassan, où on estimait le nombre de soldats déserteurs à 8000 hommes, soit les deux tiers de 1'effectif total qui était de 12 mille combattants. Sachant que l'armée ennemie comptait environ 60 mille hommes auxquels s'ajoutaient vraisemblablement les 8 mille déserteurs de 1'armée califale, le rapport de force, était devenu disproportionné: 68 mille hommes pour 1'armée omayyade contre 4 mille (le reste de 1'armée de 'Obeidullah ) et 8 mille (l'armée de Madâ'în commandée par l'Imam al-Hassan) pour les forces de la légalité.

L'Imam al-Hassan était assez avisé et serein pour comprendre que la défection massive enregistrée en quelques jours dans son camp ne pouvait s'expliquer que par un plan de subversion minutieusement préparé à l'avance et exécuté avec la complicité d'un bon nombre de chefs de son armée.

Par ailleurs, même l'armée de Madâ'în qu'il commandait lui-même commençait à pâtir des revers qu'avait subis celle de Maskan, car une bonne partie des soldats qui avaient accepté de se mobiliser derrière l'étendard des troupes califales l'avait fait par avidité et dans la perspective d'une victoire de l'Imam al-Hassan, qui permettrait de puiser dans les butins juteux pris chez l'adversaire.

Or, quand les soldats intéressés apprirent la nouvelle des défections massives dans les rangs de la première armée, ils estimèrent que la probabilité de la victoire du camp de l'Imam était devenue trop faible pour qu'on puisse y compter.

«Pendant que l'Imam réfléchissait au moyen d'amener son armée à penser plus à son devoir islamique, à l'avenir du Message et à l'intérêt général de l'Islam, qu'aux bas calculs matériels vers lesquels Mu'âwiyeh ne cessait de la glisser, ce dernier n'osant pas encore engager l'épreuve de force contre l'armée du petit-fils du Prophète, et encouragé par les premiers résultats positifs, de son plan de subversion, poursuivait avec de plus en plus de perfidie ce plan dans l'espoir de désagréger complètement et de l'intérieur les forces de la légalité.

»L'éloignement des deux armées du camp d'al-Hassan l'une de l'autre et les désertions successives enregistrées dans l'une et l'autre constituaient des atouts supplémentaires pour la poursuite dudit plan, et un terrain fertile pour la propagation des rumeurs. Si les soldats de Maskan continuaient d'entendre chaque jour une nouvelle rumeur et une nouvelle version de l'abdication effective ou virtuelle de l'Imam al-Hassan, les efforts des agents de Mu'âwiyeh se concentraient désormais sur l' armée de Madâ'în où les rumeurs les plus folles et les plus contradictoires de nouvelles désertions de chefs de l'armée de Maskan, et notamment celle du "ralliement à Mu'âwiyeh" du nouveau commandant, Qays Ibn Sa'ad, celui-là même que l'Imam avait nommé pour remplacer le premier déserteur, 'Obeidullah Ibn 'Abbas exaspéraient la nervosité des combattants.

»Les agents de Mu'âwiyeh apportèrent la goutte qui fait déborder le vase lorsqu'ils entrèrent à Madâ'în pour annoncer sur un ton faussement alarmiste: «Qays Ibn Sa'ad est tué! Sauve qui peut», ce qui provoqua un début de panique et d'émeute dont profitèrent quelques soldats pour investir les tentes de l'Imam al-Hassan, piller ses effets et essayer même d'arracher le tapis de prière sur lequel il était assis. Dégoûté et effrayé par l'attitude de ces soldats l'Imam se réfugia dans le Cabinet Blanc à Madâ'in».[122]

Selon un autre récit, lorsque l'Imam al-Hassan arrive à Sâbât, avant de regagner son refuge, un homme de la tribu de Bani 'Asad (al-Jarrâh Ibn Sanan) qui l'avait précédé à ce relai, jaillit soudain, attrapa la bride de sa monture, et lui donna un coup d'épée à la jambe, le blessant très grièvement.[123]

S'étant assuré que les désertions, les rumeurs et la subversion avaient entamé le moral des troupes de l'Imam al-Hassan et désorganisé son armée, Mu'âwiyeh entreprit l'exécution d'un nouveau volet de son plan. Il envoya au camp de l'Imam une délégation de trois émissaires pertinemment choisis pour jouer leur rôle de "bons offices". Il s'agissait de 'Abdullah Ibn Kariz, 'Abdul Rahmân Ibn al-Hakam et al-Mughirah Ibn Chu'bah.

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