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Ces émissaires montrèrent à al-Hassan les lettres que des chefs de tribus et des personnalités irakiennes - c'est-à-dire ceux-là mêmes censés être les commandants de son armée - avaient envoyées à Mu'âwiyeh et dans lesquelles ils expliquaient que leur engagement dans les troupes du Califat légal avait pour but de saper celui-ci, le moment venu, de l'intérieur.
L'Imam al-Hassan lut les lettres, reconnut les écritures et s'assura de leur authenticité. Ce n'était pas vraiment une surprise pour lui. Il avait eu plusieurs occasions d'être déçu par ces hommes qu'il s'efforçait courageusement de guider vers le droit chemin et qui cependant lui avait fait souffrir le martyre tout comme ils l'avaient fait avec son père l'Imam 'Alî.
Après avoir présenté ces "lettres-arguments" à l'Imam, la délégation lui fit part de l'offre de Réconciliation de Mu'âwiyeh dans laquelle celui-ci lui laissait le soin de fixer les conditions qu'il estimait convenables. Si les délégués demandaient une réponse rapide de l'Imam, celui-ci n'était guère prêt à la leur donner tout de suite, car la situation exigeait une ultime réflexion et un dernier examen de l'état d'esprit de ses troupes.
Certes, il était conscient de la désintégration de son armée et des incohérences de ses troupes et savait que, telles qu'elles étaient actuellement, celles-ci ne pesaient guère devant les forces de la rébellion. Mais il savait également et mieux que quiconque qu'en tant que Calife légal, il ne pouvait accepter un compromis ou une abdication de son mandat, sans y être vraiment contraint et sans être certain que les circonstances présentes et l'avenir du Message imposaient provisoirement une telle solution.
En d'autres termes, si sa position de Calife légitime requérait qu'il ne cédât pas à la rébellion contre l'autorité islamique légale, son devoir d'Imam prédésigné, de gardien et continuateur de l'Expérience islamique entreprise par le Prophète recommandait sans doute que son attitude présente soit prise en fonction du cheminement futur de cette Expérience.
En tout état de cause, l'Imam al-Hassan n'ignorait pas que chez le fils d'Abou Sufiyân, la volonté farouche de conquérir l'Etat islamique qu'avait fondé le Prophète égalait sa haine noire pour la Famille et les descendants du Prophète ainsi que pour leur partisans, et que si l'occasion lui était offerte, il ferait tout pour anéantir cette Famille et avec elle tous les Musulmans pieux qui oseraient lui rappeler son devoir de ne pas s'écarter des enseignements du Livre et des Traditions du Prophète.
Pour ne pas sombrer dans le piège diabolique que lui tendit Mu'âwiyeh, l'Imam ne donna donc pas de réponse aux émissaires de Mu'âwiyeh, se contentant de prêcher à leur intention leur devoir envers Dieu, leur obligation de penser à l'intérêt général de la Ummah et de leur rappeler qu'ils auraient à répondre de leur attitude vis-à-vis de lui devant Dieu et le Prophète.
Mais c'était prêcher dans le désert que d'espérer un quelconque bien de ces hommes soigneusement désignés par Mu'âwiyeh pour exécuter une mission satanique et un plan préalablement établi. Ainsi, une fois sortie du cabinet de l'Imam, ils se faufilèrent entre les tentes des soldats qui brûlaient d'envie de connaître le résultat de l'entretien, et affectant un air de satisfaction, ils leur annoncèrent perfidement et sournoisement: «Par le fils du Messager, Dieu a empêché l'effusion du sang, nous a évité les troubles et a apporté la réconciliation».[124]
Ces fourbes insinuations avaient pour but d'une part de démobiliser l'armée d'al-Hassan, d'autre part d'accentuer ses divisions et faire éclater au grand jour ses contradictions latentes. Elles ne manquèrent pas de produire leurs effets venimeux qui atteignirent le point sensible des Muhakkimah[125], lesquels ne s'étaient joints aux troupes de l'Imam que pour se venger de Mu'âwiyeh. Touchés au vif, ces Kharijites revanchards piquèrent une crise de colère à l'annonce tendancieuse de la délégation omayyade. Leur révolte faillit tourner à l'émeute et aux affrontements intestines.
Une fois la délégation repartie et le calme revenu, I'Imam al-Hassan décida après mûre réflexion de réunir ses troupes ou ce qu'il en restait pour sonder leur intention et connaître leur disposition, car après tout ce qui venait de se passer depuis son accession au Califat, il estima que la décision finale qu'il devrait prendre - réconciliation ou combat - pour limiter les dégâts que Mu'âwiyeh était en train de causer au Message, à l'Expérience islamique et à leur avenir, dépendrait largement des motivations, de la combativité et de l'état d'esprit de son armée. Aussi, lorsque ses troupes se rassemblèrent l'Imam al-Hassan leur dit:
«Mu'âwiyeh nous propose quelque chose qui n'est ni honorable ni équitable. Si vous acceptez le sacrifice, nous l'affronterons et nous laisserons les épées exécuter le jugement de Dieu à son encontre. Mais si vous préférez la tranquillité, nous accepterons sa proposition et nous obtiendrons pour vous satisfaction...». [126]
Paradoxe! Déception! De partout des voix s'élevèrent: «Signez le contrat de réconciliation!»
Aucun avis contraire, aucune voix discordante, même dans les rangs des Muhakkimah, censés refuser tout compromis avec Mu'âwiych! Avaient-ils fini par se convaincre eux aussi que la conjoncture actuelle n'était guère propice et qu'une bataille contre la puissance montante de Mu'âwiyeh était, par les temps qui couraient, perdue d'avance?
Cet empressement des soldats de l'Imam al-Hassan d'exprimer quasi unanimement leur désir de ne pas se battre, sans surprendre totalement le petit-fils du Prophète, tua en lui tout espoir de tenter à nouveau de mobiliser les Musulmans dans le combat qu'il voulait mener dès le premier jour de son Califat contre la rébellion déviationniste.
L'Imam a compris que tous ses prêches, tous les efforts inlassables qu'il avait déployés pour les amener à prendre conscience de l'importance de l'enjeu, de la nécessite impérieuse de défendre la ligne du Prophète et du Califat-Bien-Dirigé, étaient vains, et que par conséquent, pour le moment, engager une épreuve de force inégale et désespérée contre les rejetons d'Abou Sufiyân, d'Abou Lahab et de la Porteuse de bois[127] (Hammâlat al-Hatab), équivalait à court terme à un suicide et à long terme s'avérerait du moins sans grand effet sinon nuisible.
La préférence des soldats de l'Imam al-Hassan pour la réconciliation avec Mu'âwiyeh faisait vivre au petit-fils du Prophète des moments dramatiques ou plutôt un drame à double cause: la répugnance de l'Imam à traiter avec la déviation d'une part, l'impossibilité - dans laquelle il se trouvait - de mobiliser les Musulmans en vue d'enrayer le danger qui guettait leur religion d'autre part.
Si la première cause est tout à fait compréhensible et légitime, la seconde pourrait prêter à interrogation: pourquoi l'Imam al-Hassan ne parvenait-il pas à mobiliser les masses musulmanes pour la défense de sa cause, celle de son père et son grand-père?
Rien dans la personnalité prestigieuse de l'Imam al-Hassan ne laissait présager cette situation paradoxale!
Le petit-fils du Prophète, le fils de Fâtimah al-Zahrâ', le disciple de l'Imam 'Alî avait une ascendance évocatrice, une éducation islamique exemplaire, un passé riche d'expérience en la matière.
N'était-il pas l'homme de toutes les campagnes de l'Imam 'Alî: à Basrah, à Nahrawân, à Çiffine?
N'avait-il pas joué un rôle décisif dans tous ces combats victorieux?
N'était-ce pas, en outre, à lui que l'Imam 'Alî faisait appel pour mobiliser les Musulmans au combat?
Orateur infatigable et homme d'argument incontestable, son père en faisait, comme nous l'avons vu, son ambassadeur et son porte-parole tantôt pour exalter l'ardeur des Musulmans et galvaniser les combattants tantôt pour désarmer par son argumentation des contradicteurs malintentionnés.
Ce n'était donc pas la personne ou la personnalité d'al-Hassan qui était en cause.
L'Imam savait qu'il n'avait rien à se reprocher et que personne n'avait rien à redire sur ses capacités dans le domaine, sur son intégrité, et sur ses efforts méritoires.
Mais là, une autre question se pose: pourquoi, contrairement à lui Mu'âwiyeh que tout le monde savait déviationniste, qui incarnait les séquelles de la jâhiliyyeh, dont les agissements présents ne valaient guère mieux le passé et l'ascendance détestables - réussissait-il non seulement à entraîner derrière lui des dizaines de milliers de Musulmans, mais aussi à attirer à son armée de nombreux soldats de l'Imam al-Hassan?
Celui-ci eut justement le mérite de déceler et de diagnostiquer à temps ce qui n'allait pas dans la situation dramatique qu'il était en train de vivre, lui et tous les Musulmans pieux.
Il comprit que l'Expérience islamique se trouvait à un tournant et qu'on assistait à un changement d'époque et d'état d'esprit, à une rupture entre ce que lui-même incarnait (les exigences du Message) et la disposition présente de la Ummah.
«Hier vous nous suiviez en faisant passer votre religion avant votre vie, et aujourd'hui vous mettez celle-ci devant celle-là», disait l'Imam al-Hassan, amer, à ses soldats qui lui faisaient souffrir le martyre par leurs atermoiements et leurs attitudes changeantes.
Le message avait amené les gens à concevoir que la vie d'ici-bas n'avait de sens que si elle était considérée comme un tremplin vers la vie éternelle, mais l'Imam al-Hassan constata que ce critère n'était plus de mise et que ce que la situation exigeait de lui ne correspondait guère aux enseignements et aux principes islamiques que lui avaient inculqués le Prophète et l'Imam 'Alî.
Lorsque quelques compagnons de l'Imam al-Hassan, consternés par l'effritement de l'armée et son rétrécissement lui conseillèrent de faire ce que Mu'âwiyeh faisait, c'est-à-dire d'appâter les chefs de tribus et les hommes influents moyennant avantages pécuniaires et promesses de postes importants, l'Imam al-Hassan rejeta catégoriquement leur conseil:
«Comment! Vous voulez que j'obtienne la victoire par l'injustice! Par Dieu, je ne le ferai jamais!».[128]
C'était pourtant, logiquement le seul remède efficace et le seul moyen adéquat d'arrêter le rouleau compresseur que Mu'âwiyeh avait lâché sur ses troupes.
Mais si combattre la corruption par une corruption équivalente était devenu le seul moyen valable de s'opposer à un agent corrupteur, en l'occurrence, Mu'âwiyeh, c'est que le mal ou la corruption avait atteint le corps même de la Ummah et qu'il était parvenu à un tel stade d'avancement et de ramification qu'il était vain d'essayer de le déraciner dans son stade actuel et qu'il fallait le laisser terminer son cycle et sécréter ses poisons pour que le corps qui le portait s'aperçoive de ses effets nocifs et y réagisse; ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent puisque la Ummah paraissait si intoxiquée par le mal qui la rongeait qu'elle s'en accommodait sans grande peine.
Pour comprendre donc la parfaite pertinence de l'attitude que l'Imam al-Hassan finit par adopter face à la pression de Mu'âwiyeh, il convient d'étudier la nature de ce mal pernicieux et de revoir les stades de son développement.
L'Imam al-Hassan accéda au Califat à un moment où l'Expérience islamique traversait un tournant: le passage du Califat-Bien-Dirigé (où l'Etat et ses dirigeants sont soumis à l'Ordre divin) au royaume temporel (où l'intérêt de l'Etat passait avant les préceptes du Message) selon le terme de 'Aboul A'lâ al-Mawdoudi[129], du Califat religieux qu'incarnait l'Imam 'Alî, à l'Etat temporel, représenté par Mu'âwiyeh, selon l'expression de 'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd[130]; ou en d'autres termes, le Califat de l'Imam al-Hassan coïncidait avec la fin de l'Expérience islamique telle qu'elle avait été pratiquée par le Prophète et poursuivie après lui pendant une courte période qui prit fin avec l'assassinat de l'Imam 'Alî.
Mais notons tout de suite que ce changement dans l'Expérience islamique n'était guère comme d'aucuns auraient tendance à le croire une évolution normale ou un progrès - mais bien au contraire, un recul, un retour aux traditions jâhilites, revêtues bien entendu d'un habit islamique, car l'Islam était un fait irréversible. Comment cette seine Expérience a-t-elle pu être atteinte par ce mal devenu irréductible?
Nous avons eu l'occasion de voir brièvement comment les Tulaqâ', les "amnistiés" dont faisait partie Mu'âwiyeh, ont pu accéder aux postes clés de l'Etat sous le Califat de 'Othman.
Ecoutons maintenant le commentaire du savant religieux, 'Aboul A'lâ al-Mawdoudi, à ce sujet:
«Ce changement (...) a commencé lorsque notre maître 'Othman (...) nomma ses proches aux hautes fonctions et leur accorda des privilèges auxquels tout le monde s'opposa.[131] (...) Ainsi, il destitua Sa'ad Ibn Abi Waqqâç de sa fonction de gouverneur de Kûfa pour nommer à sa place d'abord son demi-frère al-Walid Ibn 'Oqbah Ibn Mu'it, puis un proche, Sa'ïd Ibn al-'Aç. De la même façon il démit Abou Moussa al-Ach'ari de sa fonction de gouverneur de Basrah pour le remplacer par son cousin maternel 'Abdullah Ibn 'Amir, et il fit remplacer le gouverneur de l'Egypte, 'Amr Ibn al-'Âç par son frère de lait 'Abdullah Ibn Sa'ad Ibn Abi Sarh. Quant à Mu'âwiyeh qui avait été sous 'Omar gouverneur de Damas seulement, 'Othman le mit à la tête d'un gouvernement comprenant à la fois Damas, Himç, la Palestine, la Jordanie et le Liban. Enfin 'Othman nomma son cousin Marwân Ibn al-Hakam Secrétaire Général de l'Etat, ce qui lui permit d'imposer son influence sur tout l'Etat et sur tout ce qu'il comprend et sur tous ceux qui s'y trouvent. De cette façon tous les pouvoirs se trouvèrent entre les mains d'une seule famille».[132]
Et quelle famille!!
'Aboul A'lâ al-Mawdoudi poursuit:
«Bien que le fait de réserver tous les postes importants de l'Etat à la famille du chef de l'Etat soit en soi discutable, d'autres facteurs ont concouru à l'élargissement du champ de troubles et de l'anarchie: le premier facteur est que les membres de cette famille qui connurent la promotion à l'époque de 'Othman, étaient tous des Tulaqâ, c'est-à-dire les familles mecquoises qui restèrent jusqu'au dernier moment hostiles au Prophète (Ç) et à l'Appel islamique et que le Prophète (Ç) gracia après la conquête de la Mecque pour leur permettre d'entrer en Islam.
»Mu'âwiyeh, al-Walid Ibn 'Oqbah et Marwân Ibn al-Hakam faisaient parti ces familles à qui on avait laissé la vie sauve et que le Prophète avait amnistiées. Quant à 'Abdullâh Sa'ad Ibn Sarh, il renia l'Islam après s'y être converti et était l'un de ceux que le Messager de Dieu ordonna que l'on tue fussent-ils accrochés aux rideaux de la Ka'bah! (...)
»Il est donc évident que personne n'acceptait que les plus anciens (musulmans), ceux qui avaient exposé leur vie au danger pour la promotion de l'Islam, et grâce aux sacrifices desquels l'étendard de l'Islam s'éleva, soient destitués et que la Ummah soit gouvernée à leur place par de tels individus (les Tulaqâ'). Le second facteur est que ces individus n'étaient guère qualifiés pour le leadership du mouvement islamique... car ils n'avaient pas eu l'avantage d'accompagner le Prophète (Ç) et de connaître son éducation, de telle sorte que leur curs s'attachent à son esprit, à sa conduite et à sa voie. Il se peut qu'ils fussent d'excellents administrateurs et conquérants (...) mais l'Islam n'était pas venu uniquement pour s'emparer de pays et de nations, il était avant tout un Appel à la réforme et au bien, requérant beaucoup plus une éducation intellectuelle et morale qu'une compétence administrative et militaire. Or selon ce critère, ces individus auraient dû avoir une place dans les derniers rangs des Compagnons et des Suivants[133] et non pas au premier».[134]
Ces Tulaqâ' qui s'étaient acharnés contre l'Islam et les Musulmans jusqu'au dernier moment avant leur défaite et que le Prophète avait graciés malgré le sang qui entachait encore leurs mains, allaient-ils faire preuve de gratitude et avoir un comportement islamique digne de confiance, ce après que le Prophète leur offrit la possibilité de s'intégrer dans la communauté musulmane? Rien de moins sûr!
'Aboul A'lâ al-Mawdoudi nous cite à cet égard[135] et entre bien d'autres, l'exemple d'al-Walid Ibn 'Oqbah:
«Al-Walid Ibn 'Oqbah était entré en Islam après la Conquête de la Mecque. Il fut chargé par le Prophète d'aller prélever les aumônes légales chez les Bani Muçtalaq. Une fois dans la région de cette tribu, al-Walid fut pris de peur pour une raison quelconque et rebroussa chemin sans avoir pris contact avec personne. Une fois retourné à Médine, il dit au Prophète que les Bani Muçtalaq refusaient de payer la Zakât et qu'ils avaient failli le tuer. Le Prophète (Ç) se fâcha, et dépêcha une armée vers cette tribu pour la combattre. Une grande bataille fut évitée de justesse lorsque les chefs des Bani Muçtalaq comprirent à temps qu'il y avait eu un malentendu, et se rendant à Médine, ils informèrent le Prophète que cet individu n'était jamais venu les voir et qu'ils attendaient l'arrivée de quelqu'un pour s'acquitter de leur Zakât. C'est à ce propos que Dieu révéla ce verset: "Ô vous les croyants! Si un homme pervers vient vous apporter une nouvelle, faites attention! Car si, par inadvertance! vous portiez préjudice à un peuple, vous auriez ensuite a vous repentir de ce que vous auriez fait"».[136]
Et al-Mawdoudi d'ajouter:
«... C'est ce même al-Walid Ibn 'Oqbah que 'Othman nomma en l'an 25 H., gouverneur de cette grande province qu'était Kûfa, à la place de Sa'ad Ibn Abi Waqqâç, et c'est là que tout le monde découvrit qu'il était tellement alcoolique qu'un jour il accomplit en état d'ébriété et à la tête des fidèles la Prière de l'Aube en quatre Rak'ah (au lieu de deux) et se retourna vers les priants pour leur demander: en voulez-vous davantage!?»[137]
Couverts par la caution de la plus haute autorité islamique officielle (le Calife), occupant les postes de responsabilité les plus sensibles et les plus influents, auréolés du prestige des plus hautes fonctions dont ils assuraient la charge, ces Tulaqâ', imprégnés des séquelles de la Jâhiliyyeh entachèrent largement et profondément de leur impureté la page jusque-là blanche de l'Expérience islamique.
Etant de par leurs positions et leurs fonctions les dirigeants, l'exemple à suivre, les guides et les conducteurs de l'Expérience islamique, ils étaient tout désignés pour conduire celle-ci inévitablement vers la déviation à un moment où la communauté musulmane était en pleine expansion et comptait dans ses rangs beaucoup de nouveaux convertis qui ne savaient pas distinguer ce qui était vraiment islamique de ce qui ne l'était pas.
Car même si l'on concédait ou supposait que les "amnistiés" aient pu se dépouiller de leur haine d'antan pour l'Islam et ses institutions anti-jâhilites et accepter volontairement celles-ci, ils étaient mal placés pour s'y conformer parfaitement ou les appliquer correctement, comme cela est indispensable pour tout guide ou dirigeant l'insinuations.
Si à l'époque du Prophète, celui-ci ou les Compagnons pieux étaient toujours là pour les rappeler à l'ordre et les obliger à respecter les règles de la religion à laquelle ils étaient censés adhérer, sous le Califat de 'Othman, non seulement ils sont devenus les maîtres de leur conduite, mais bien plus, ils tenaient à leur merci les Compagnons, l'Etat et la Ummah.
Ecoutons encore ce que dit 'Aboul A'lâ al-Mawdoudi à ce sujet:
«Le fait que 'Othman plaça ces gens, "les Tulaqâ'", au-dessus de tout le monde eut des répercussions profondes et dangereuses. En voici deux: la première tient au maintien de Mu'âwiyeh à la tête d'une région très étendue (...) et considérée sur le plan militaire comme la zone la plus importante de l'Etat islamique à l'époque, car elle avait à sa droite toutes les provinces orientales et à sa gauche toutes les provinces occidentales. Elles avaient donc la valeur d'une digue isolante: si jamais son gouverneur venait à dévier du centre de l'Etat, il pourrait alors isoler les provinces orientales des provinces occidentales. Mu'âwiyeh se cramponna pendant assez longtemps à la tête du gouvernement de cette région pour pouvoir y enfoncer solidement ses racines et fixer ses piliers, à tel point qu'il n'était plus sous le pouvoir du centre principal de l'Etat, ou plutôt celui-ci était devenu dépendant de lui et soumis à lui (...). La seconde était le fait que 'Othman nomma Marwân Ibn al-Hakam au poste de "Secrétariat du Calife", et le considéra comme son conseiller et protecteur, ce qui permit à ce dernier de proférer à l'adresse des Compagnons des menaces difficilement supportables, venant d'un amnistié».[138]
Cette mainmise totale des Tulaqâ' sur la direction de l'Etat islamique, ils la devaient principalement - en tout cas initialement - à leur tribalisme. Leur esprit revanchard - autre facette du tribalisme - les poussait à se soucier avant tout de s'emparer totalement de cet Etat islamique qui les avait humiliés et privés de leur gloire jâhilite de jadis.
Mais sachant qu'ils n'étaient guère bien placés pour prétendre à la direction de l'Etat islamique tel qu'il fut institué par le Prophète, et qu'ils n'avaient aucune chance de pouvoir rivaliser dans ce domaine avec des hommes pieux dont la vie s'identifiait à l'esprit et à la lettre du Message, ils s'appliquèrent à estomper les règles de la morale islamique et à répandre des valeurs matérielles et temporelles que l'Islam avait combattues et dans lesquelles les prétendants légitimes à la direction de l'Expérience islamique ne sauraient rivaliser avec eux.
L'exemple ou la preuve en est ce que disait l'Imam 'Alî lorsqu'il entendait mettre en balance son propre courage et l'astuce de Mu'âwiyeh:
«Par Dieu, Mu'âwiyeh, en soi, ne serait pas plus astucieux que moi. Mais il trahit et pervertit. Si je ne détestais pas la traîtrise, je serais plus ingénieux que quiconque».[139]
En un mot les Tulaqâ' s'ingénièrent à faire prévaloir chez les Musulmans les principes du "royaume temporel" pour les opposer aux principes du "Califat religieux".
Alors que les principes du Califat voulaient que l'homme tirât sa satisfaction de la satisfaction de Dieu, les principes du royaume temporel tendaient à satisfaire aux penchants immédiats de l'homme:
«Alors que je veux que vous satisfassiez Dieu, vous, vous voulez que je vous satisfasse»[140] avait dit l'Imam 'Alî aux Musulmans lorsqu'il avait constaté les ravages que les Tulaqâ' avaient causés dans l'état d'esprit de la Ummah pendant les douze premières années de leur mainmise sur l'Etat islamique sous le Califat de 'Othman au cours duquel le passage du Califat-Bien-Dirigé au royaume temporel s'était amorcé largement et irréversiblement.[141]
En effet que faisait Mu'âwiyeh tout au long de son règne sur Damas sinon transformer systématiquement les soldats de Dieu qu'étaient les Musulmans en soldats de royaume? 'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd écrit à ce propos:
«Depuis qu'il a eu la charge du gouvernement de Damas, Mu'âwiyeh a oeuvré en vue de s'y éterniser et de s'attirer des partisans et des appuis. Il faisait tout pour satisfaire quiconque pouvait lui être utile (...). La trésorerie de Damas suffisait largement aux besoins de ses résidents et de tous les solliciteurs (...). Un jour, un habitant de Kûfa entra avec son chameau à Damas alors que les soldats de Mu'âwiyeh étaient de retour de Çiffine[142].
»L'un d'eux s'accrocha au chameau en jurant qu'il lui avait été pris dans cette localité (Çiffine). L'affaire fut portée devant Mu'âwiyeh. Le soldat en question amena 50 témoins pour attester que cette "chamelle" lui appartenait. M'âwiyeh ordonna au Kufite de rendre la chamelle au plaignant. Le Kufite dit à Mu'âwiyeh: "Que Dieu te réforme! Cette bête n'est pas une chamelle, mais un chameau!". Mu'âwiyeh rétorqua: "Le jugement est déjà prononcé, il est sans appel". Lorsque tout le monde fut parti), Mu'âwiyeh appela le Kufite, lui paya doublement le prix de son chameau et lui dit: "Informe (I'Imam) 'Alî que je l'affronterais avec cent mille hommes qui ne sauraient distinguer un chameau d'une chamelle».[143]
Al-'Aqqâd ajoute à ce récit une autre anecdote:
«Les soldats de Mu'âwiyeh lui étaient si aveuglément acquis qu'ils n'hésitèrent pas à se battre pour lui à Çiffine alors qu'il venait d'accomplir à leur tête, un mercredi la Prière du Vendredi».[144]
Ces deux exemples, quelque soit leur véracité ou exactitude documentaire, mettent en lumière, selon l'unanimité des historiens, d'une part le type de soldats que Mu'âwiyeh et ses acolytes s'employèrent à former, et d'autre part la différence de conception de l'Etat islamique chez l'Imam 'Alî, incarnation du Califat-Bien-Dirigé et chez Mu'âwiyeh, l'architecte du "royaume temporel".
Le message de Mu'âwiyeh à l'Imam 'Alî était clair et significatif: les soldats dont il se prévalait et qui ne savaient distinguer le "Vrai" du "Faux", le "Bien" du "Mal", tels que les a définis l'Islam, annonçaient la fin d'une époque et la naissance d'une autre dans laquelle les Musulmans pieux n'avaient d'autre alternative que celle-ci: soumission ou exclusion:
«Chaque fois qu'une contestation s'élevait, souligne encore A. M. al-'Aqqâd,
»Mu'âwiyeh s'appliquait à l'étouffer par un moyen approprié. Si elle venait d'un homme corruptible, il se montrait généreux envers lui, et s'il s'agissait d'un croyant pieux et sincère, il s'arrangeait par la ruse pour le proscrire de Damas. Un jour Abou Thar al-Ghifari, exaspéré par l'excès de bien-être et d'aisance dans lequel commençaient à vivre les notables et la haute classe, lança un cri d'indignation et se mit à réclamer aux riches de dépenser pour la cause de Dieu en leur rappelant cet avertissement coranique: "Annonce un châtiment douloureux à ceux qui thésaurisent l'or et l'argent sans rien dépenser dans le chemin de Dieu, le jour où ces métaux seront portés à incandescence dans le feu de la Géhenne et qu'ils serviront à marquer leurs fronts, leurs flancs et leurs dos". Ce cri d'indignation qui suscita l'enthousiasme des pauvres et l'indisposition des nantis alarma Mu'âwiyeh. Aussi ce dernier envoya par un émissaire mille dinars à Abou Thar dans l'espoir de le faire taire. Or dès le lendemain toute la somme fut distribuée aux nécessiteux. Mu'âwiyeh décida alors d'acheter le silence d'Abou Thar en le mettant dans l'embarras. Il renvoya son émissaire pour lui dire sur un ton faussement innocent: "Ô, épargne-moi du courroux de Mu'âwiyeh, car la somme que je t'avais apportée, était destinée en réalité à quelqu'un d'autre. Je me suis trompé de destinataire!". Abou Thar lui répondit: "Par Dieu je n'ai plus un sou de tes dinars. Donne-moi un délai de trois jours pour que je puisse réunir la somme et la restituer." Mu'âwiyeh comprit qu'Abou Thar n'était pas homme à être acheté. Aussi demanda-t-il au Calife ('Othman) de lui permettre de le bannir de Damas à Médine. Le Calife acquiesça. Mais à Médine, Abou Thar, ayant récidivé, fut déporté vers un village où l'on ne pouvait pas l'entendre».[145]
Cet exemple qui ne traduit vraiment ni l'étendue de la déviation amorcée par les Tulaqâ' sous le 3e Calife ni l'ampleur de la répression sauvage et de crimes de sang qu'ils ont perpétrés contre des Compagnons pieux tel que 'Ady Ibn Hojr... est pourtant significatif à double titre:
1- Il montre d'une part qu'à peine quelques dizaines d'années après la disparition du Prophète, Mu'âwiyeh et ses semblables qui tenaient en mains la barre de l'Etat islamique, ne toléraient guère qu'on prêche le respect de l'esprit et de la lettre du Message et l'observance stricte des enseignements du Coran et des Traditions du Messager.
2- Il montre d'autre part que si Mu'âwiyeh s'était offusqué du rappel d'Abou Thar d'un avertissement coranique adressé à ceux qui "thésaurisent"... au point de le proscrire, c'était parce que ce dernier s'était attaqué au point sensible des Tulaqâ' et à leur arme suprême de corruption: l'enrichissement des notables et de la classe dirigeante en général, des Tulaqâ' eux-mêmes en particulier, enrichissement devenu sous 'Othman un signe des temps et un facteur important du passage de l'ère du Califat-Bien-Dirigé à l'ère du royaume temporel.
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