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'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd écrit à ce sujet:
«Selon al-Mas'ûdi, les Compagnons acquirent sous le 3e Calife, des domaines et de l'argent. Ainsi, le jour de l'assassinat de 'Othman on a découvert dans sa caisse cent mille dinars et mille mille dirhams; la valeur de ses domaines dans Wâdi al-Qurâ, Hanîn et ailleurs se montait à plus de cent mille dinars et ce, sans parler du grand nombre de chameaux et de chevaux qu'il avait laissé (...)».[146]
Al-'Aqqâd ajoute ailleurs:
«Parmi les reproches qu'on a fait à 'Othman: les dons et les biens qu'il prodigua à ses proches (...). On dit qu'il offrit à Sufiyân Ibn Harb deux cent mille dirhams et à al-Hârith Ibn al-Hakam, son beau-fils, cent mille dirhams pris dans la Trésorerie».[147]
Aboul A'lâ al-Mawdoudi écrit encore sur le même sujet:
«Ce qu'on reprochait à 'Othman était d'accorder à ses proches des privilèges. Par exemple le fait d'avoir offert à Marwân le cinquième (soit 500 mille dinars) d'un butin africain (...). Sur ce sujet Ibn al-Athir écrit: Lorsque 'Abdullah Ibn Abi Sarh apporta le cinquième d'un butin africain, Marwân le lui acheta 500 mille dinars dont 'Othman lui avait fait cadeau (...). Selon certains, 'Othman' offrit le cinquième du butin de l'Afrique à 'Abdullah Ibn Sa'ad, selon d'autres à Marwân Ibn al-Hakam. Mais il est apparu qu'il donna le cinquième du butin de la première razzia à 'Abdullah et le cinquième de celui de la deuxième razzia - où toute l'Afrique fut conquise - à Marwân».[148]
Ainsi, confortés par l'ensemble des prérogatives précitées qu'ils ont acquises pendant les 12 ans du Califat de 'Othman, au détriment des Compagnons, les Tulaqâ' réussirent peu à peu à vider l'Expérience islamique de son sens et de son contenu réel, à la dévier de sa voie initiale, à répandre leurs moeurs au relent jâhilite, à semer la confusion dans les esprits, et à renverser la situation à leur profit: désormais ce n'étaient plus eux qui n'avaient pas qualité pour présider à la destinée de la Ummah, mais ceux-là mêmes qui s'inquiétaient à juste titre de leur présence à la direction de l'Etat islamique, c'est-à-dire les représentants légaux du Message et les Compagnons pieux du Prophète.
Tous les facteurs ont été réunis pour que la confusion et la corruption s'installent durablement dans le corps de la Ummah. Durant les 12 années du Califat de 'Othman, les Tulaqâ' ont eu largement le temps de construire une piste de déviation. Ils attendaient la première occasion pour l'officialiser. L'assassinat de 'Othman; la leur offrira.
Avant la mort de 'Othman, ils s'abritaient derrière la protection califale pour donner une légitimité à leurs pratiques déviationnistes, et réduire au silence les défenseurs légitimes de la ligne du Prophète; après son assassinat, c'est la vengeance du sang du Calife qui leur servira de prétexte pour maquiller leur déviation en légitimité, ou en d'autres termes pour justifier et légitimer leur rébellion islamiquement illégale contre le nouveau Calife, l'Imam 'Alî, rébellion qui n'avait pour but que la scission immédiate du territoire qu'ils contrôlaient directement, et sa transformation en une base de départ pour la conquête définitive de tout l'Etat islamique, lequel était déjà intoxiqué par leurs murs et en conséquence réceptif et perméable à leurs vues jahilites.
Quand l'Imam 'Alî accéda au Califat, il était conscient de l'ampleur de la corruption et de l'étendue de la déviation. Il savait que les racines du mal étaient solidement implantées et qu'il était impossible de les extirper du jour au lendemain.
Il lui fallait donc parer au plus pressé pour préserver l'avenir du Message. Incarnation de la ligne du Prophète, il s'attaqua à la priorité des priorités: empêcher la piste de déviation installée par les Tulaqâ' de se confondre avec la ligne du Prophète et de s'y identifier.
Il reprit alors la ligne tracée par le Prophète pour l'accentuer, la souligner ou lui donner un prolongement afin qu'elle ne soit pas définitivement éclipsée par la piste de déviation vers laquelle les Tulaqâ' avaient détourné la Ummah.
Dans toutes les mesures qu'il a prises et toutes les actions qu'il a entreprises pendant son gouvernement, dans toutes les batailles qu'il a engagées contre les déviationnistes, un souci principal dominait et se dégageait: appliquer avec rigueur les lois islamiques et les principes du Prophète et faire prévaloir les règles de la morale islamique.
Sur cette lancée, il se préoccupait peu des conséquences immédiates de son attitude pour sa popularité ou le maintien de son pouvoir. Ce qui lui importait avant tout, c'était moins de réaliser à tout prix une victoire contre ses ennemis ou sur ceux qui s'ingéniaient à détourner l'Islam de sa voie initiale, que de leur faire connaître et rappeler ainsi qu'à toute la Ummah les valeurs réelles du Message et la voie initiale de l'Expérience islamique afin que chaque Musulman soit confronté à sa responsabilité et à son devoir.
Ce souci permanent de s'en tenir strictement aux préceptes du Message - bien qu'il ne trouvât guère d'écho favorable dans le climat empesté de corruption qu'avaient créé les Tulaqâ' - s'imposait d'autant plus que l'Imam 'Alî, agissant en qualité de successeur légal du Prophète et de continuateur de ses Traditions, savait que son attitude serait regardée comme exemple et comme un précédent Jurisprudentiel par toutes les générations futures de Musulmans, et qu'elle devait donc être non seulement fonction du présent, mais également de l'avenir.
Imperturbable dans ses convictions, fidèle jusqu'au bout à sa mission, l'Imam 'Alî ne s'écarta guère de la ligne du Prophète malgré les pressions des circonstances défavorables et les impératifs immédiats des combats qu'il mena sans relâche contre les sécessionnistes et les corrupteurs.
Ce faisant, il réussit à fixer solidement le prolongement de la ligne du Prophète et à former sur le tas des soldats missionnaires immunisés contre le fléau déviationniste et corrupteur qui continuait inexorablement son avancée dans le corps de la Ummah au fur et à mesure que s'éteignaient l'un après l'autre les premiers Musulmans et les Compagnons pieux du Prophète.
Sous le Califat de l'Imam 'Alî, ce fléau n'avait atteint que partiellement le corps de la Ummah, et c'est ce qui lui a permis de poursuivre activement son objectif, c'est-à-dire de trouver suffisamment de partisans pour maintenir et diriger l'Etat islamique dans sa voie initiale et opposer une résistance active et constructive aux transgresseurs de la Chari'a dans le but de préserver l'avenir du Message et sans exposer au danger l'existence de la Ummah.
Par contre lorsque l'Imam al-Hassan accéda au Califat, les effets nocifs de la corruption des Tulaqâ' avaient tellement intoxiqué la nation islamique que, tenter à tout prix de les annihiler immédiatement et par la force aurait compromis tous les efforts que l'Imam 'Alî avait déployés pour sauvegarder durablement la ligne du Prophète.
Or dans leur lutte contre la déviation, l'Imam 'Alî et l'Imam al-Hassan poursuivaient ce même objectif final, mais dans des circonstances différentes qui exigeaient par conséquent des réponses ou des conduites différentes: Le premier devait et pouvait agir activement contre la corruption pour mettre en évidence la ligne du Prophète et former le noyau d'hommes qui veillerait à la sauvegarde de cette ligne, le second n'a pas tardé à se rendre compte que pour préserver ce noyau et la ligne qu'il défendait, il fallait attendre jusqu'à ce que la Ummah prenne elle-même conscience de l'abîme vers lequel la déviation la conduisait.
Ayant perdu tout espoir de pouvoir compter sur une armée capable sinon d'obtenir une victoire décisive sur les troupes de Mu'âwiyeh, du moins de leur tenir tête, l'Imam al-Hassan finit donc par envisager avec un serrement de coeur l'idée de la "Réconciliation", espérant que cet énorme sacrifice lui permettrait de sauvegarder l'essentiel de ce qu'il avait la charge de garder et le devoir de sauver: l'avenir du Message.
En effet, aussi invraisemblable que cela ait pu paraître pour beaucoup, la conclusion d'un traité de Réconciliation (en vertu duquel le petit-fils et l'héritier du Prophète, le cinquième Califat-Bien-Dirigé, laissait la direction des Affaires de l'Etat islamique au sécessionniste rebelle, l'ennemi haineux de la famille du Prophète) s'annonçait de plus en plus imminente.
Réconciliation invraisemblable, car depuis l'accession de l'Imam al-Hassan au Califat, toutes les conditions objectives et subjectives - à quelques exceptions près étaient réunies pour que la bataille entre le camp de la légitimité islamique et celui de la rébellion fût engagée au plus tôt.
Du côté de Mu'âwiyeh, animé qu'il était par son ambition pour le pouvoir et sa haine noire pour la Famille du Prophète, et fort de la puissance et de la cohésion de son armée, il avait en principe tout intérêt à engager le plus tôt possible l'épreuve de force contre le camp du Calife en titre en profitant de sa division et de son affaiblissement après l'assassinat de l'Imam 'Alî.
Du côté de l'Imam al-Hassan, les raisons de livrer cette bataille étaient encore plus solides, et plus nombreuses. En tout cas une seule suffisait: le Calife légal avait en principe le devoir de le faire quelqu'en soit le résultat, si cela ne tenait qu'à lui évidemment.
En outre, l'Imam al-Hassan était un homme intransigeant, qui ne badinait pas avec les principes, un esprit combatif qui ne se laissait pas intimider, et il connaissait mieux que quiconque Mu'âwiyeh, son passé et ses arrière-pensées pour savoir qu'il était nécessaire de le combattre.
Ceci dit, il faut comprendre que si, malgré toutes ces raisons, ladite bataille apparemment inévitable tarda à s'engager pour être finalement évitée (grâce au sens aigu du devoir et à la lucidité de l'Imam al-Hassan, ainsi qu'à la maîtrise de soi qui caractérisait tous les Imams d'Ahl-ul-Beyt) c'est parce qu'elle avait cette particularité que son enjeu résidait moins dans son issue immédiate - victoire ou défaite - que dans les conditions de son engagement et ses conséquences à court, à moyen et à long termes.
En un mot, Mu'âwiyeh savait qu'il ne suffisait pas d'exterminer la Famille du Prophète au terme d'une bataille victorieuse pour instaurer un Etat omayyade qu'il n'avait cessé d'ambitionner, et al-Hassan était conscient que sacrifier sa vie et celles de ses adeptes dans un combat désespéré ne sauverait pas le Message de la déviation omayyade.
En effet, concernant Mu'âwiyeh, il n'ignorait pas que le pouvoir qu'il s'apprêtait à conquérir était celui d'un Etat irréversiblement islamique et que s'il voulait en prendre la direction, il faudrait qu'il fasse preuve d'un minimum de respect pour ses institutions et pour ceux qui l'incarnaient et s'y identifiaient.
Il savait que son passé d' "amnistié", de "coeur à rallier"[149] ainsi que celui de sa famille, laquelle s'était illustrée par sa haine farouche pour le Prophète et l'Islam, faisaient de lui à juste titre un prétendant suspect à la direction de l'Etat islamique.
Il n'avait pas oublié que les Musulmans s'écartaient de son père comme d'un "intouchable" et évitaient de le fréquenter après sa conversion forcée à l'Islam.[150] Il se rappelait que la raison principale de la montée de la contestation sous le Califat de 'Othman et le grief principal que les Compagnons faisaient à celui-ci étaient justement la présence d'hommes comme lui aux postes clés de l'Etat islamique.
Conscient donc des risques que comportait pour l'avenir de ses projets l'extermination des membres de la Famille du Prophète ainsi que de tous les Compagnons éminents et les Musulmans pieux qui leur étaient acquis, Mu'âwiyeh s'est ingénié à pousser l'Imam al-Hassan à commettre une faute pour lui faire supporter la responsabilité d'une guerre qu'il n'avait aucune chance de gagner.
C'est pourquoi tout en mettant sur le pied de guerre son armée, tout en s'apprêtant à envahir le territoire contrôlé par le Calife en titre, tout en multipliant les complots pour déstabiliser le camp de l'Imam al-Hassan et isoler celui-ci, il se montrait publiquement très conciliant, soucieux à l'extrême d'éviter l'effusion de sang, très désireux de ramener la paix et de rétablir l'unité de la Ummah, et il déployait toutes les ressources de sa sournoiserie et de sa perfidie pour laisser croire que c'était pour ces raisons qu'il voulait diriger l'Etat islamique et qu'il serait le mieux placé dans les circonstances actuelles pour accomplir cette tâche.
En se livrant à ce double jeu, Mu'âwiyeh avait l'intime espoir que l'Imam al-Hassan intransigeant qu'il était sur les principes islamiques et exaspéré par l'uvre de destruction, de corruption et de division du gouvernant rebelle, tomberait dans son piège et refuserait son offre de réconciliation.
Dès lors, il aurait les mains libres pour traduire en acte toute sa haine pour les descendants du fondateur de l'Etat islamique et pour réaliser toute son ambition de plier celui-ci aux règles et aux traditions omayyades tribales et imprégnées des séquelles de la jahiliyyeh.
Quant à l'Imam al-Hassan, il était trop lucide pour ne pas comprendre le jeu subtil de Mu'âwiyeh et trop conscient des ambitions peu islamiques du fils d'Abou Sufiyân pour lui laisser une liberté totale de les réaliser. Homme de discernement et maître de ses réactions, il se résigna à sacrifier l'objectif immédiat (l'épreuve de force contre la déviation) pour l'objectif final (la sauvegarde du Message) et à passer outre à ses sentiments personnels - sa répugnance de traiter avec le rebelle - pour préserver l'intérêt supérieur de la Ummah.
Aussi accepta-t-il de renoncer au pouvoir pour un temps au profit de Mu'âwiyeh à condition que celui-ci gouvernât conformément aux préceptes du Coran et de la Sunna et s'abstînt d'importuner ceux qui étaient les mieux placés et les plus qualifiés pour défendre ces deux sources de la Chari'a, à savoir les membres de la famille du Prophète et leurs adeptes.
C'était là, estimait-il, la meilleure façon de contourner les filets que Mu'âwiyah lui tendait perfidement et d' esquiver le coup fatal qu' il s'apprêtait à administrer aux représentants les plus pieux et aux défenseurs les plus déterminés du Message.
Il comptait placer ainsi les déviationnistes omayyades devant deux choix qui contrariaient leurs intentions réelles et qui correspondaient en définitive parfaitement à son objectif final:
Ou bien Mu'âwiyeh respecterait les conditions posées par l'Imam, et dans ce cas il serait tenu de se plier aux préceptes du Message durant la période de son Califat - c'est ce que l'Imam voulait absolument - et à préserver la vie de ceux qui s'opposaient farouchement à toute déviation du Coran et de la Sunna;
Ou bien, il trahirait ses engagements, et dans ce cas les masses musulmanes découvriraient le vrai visage, et le fond non islamique du régime omayyade; I'Imam al-Hassan aura ainsi résolu le problème majeur auquel il n'avait cessé de se heurter dans sa lutte contre Mu'âwiyeh.
L'histoire ne nous a légué aucun document indiquant avec précision les termes et la teneur exacts du "Traité de Réconciliation", bien que cet événement marque une date on ne peut plus importante de l'histoire de l'Expérience islamique.
La raison en est sans doute que Mu'âwiyeh n'avait jamais accordé une valeur durable à ce document qu'il considérait au fond de lui-même comme un simple laisser-passer provisoire lui ouvrant la porte de la direction officielle de l'Etat islamique; c'est du moins ce que la suite des événements a montré.
Ce qui est cependant sûr, c'est que Mu'âwiyeh, d'après certains historiens, dont al-Tabari et Ibn al-Athir, a envoyé à al-Hassan une feuille blanche en bas de laquelle il avait apposé son estampille, ainsi qu'une lettre dans laquelle il a écrit: «Pose les conditions qui te conviennent dans cette feuille que j'ai signée, je les accepterai».[151]
Quant aux conditions que l'Imam al-Hassan a posées dans cette feuille, elles ne sont souvent mentionnées que négligemment, partiellement ou incomplètement par les historiens, sans doute parce que Mu'âwiyeh, avait annoncé dès qu'il s'est emparé du pouvoir, qu'il n'en respecterait aucune.
Toutefois, les spécialistes de la biographie de l'Imam al-Hassan, qui ont procédé à une étude comparée des différentes versions nuancées ou incomplètes des clauses du Traité, s'accordent pour nous les présenter sous la forme suivante:
Article premier: Al-Hassan remet le pouvoir à Mu'âwiyeh à condition que ce dernier applique le Coran et la Sunna du Prophète et suive la voie des Califes pieux.
Article Deux: Al-Hassan succédera à Mu'âwiyeh après sa mort. S'il lui arrivait malheur, c'est son frère al-Hussayn qui prendrait sa place. Il ne revient pas à Mu'âwiyeh de désigner qui que ce soit pour sa succession.
Article Trois: Mu'âwiyeh doit s'abstenir d'injurier Amir al-Mu'minine, 'Alî, surtout lors de la prière, et il ne doit dire de lui que du bien.
Article Quatre: Exclure les sommes se trouvant dans la trésorerie de Kûfa - soit cinq "mille mille" dirhams - des biens soumis à la passation du pouvoir (...)
Article Cinq: Les gens doivent pouvoir vivre en sécurité là où ils se trouvent sur la Terre de Dieu: que ce soit en Syrie, en Iraq, au Hijâz, au Yémen. Mu'âwiyeh ne doit pas tenir rigueur aux gens, de leurs erreurs passées, ni demander des comptes à quiconque pour ce qui a été fait dans le passé, ni garder rancune envers les Irakiens. Il doit assurer la sécurité des partisans de 'Alî où qu'ils se trouvent, et s'abstenir de porter atteinte à aucun de ses chiites. La sécurité des chiites et des compagnons de 'Alî, ainsi que de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants doit être garantie. Mu'âwiyeh ne doit les poursuivre pour quoi que ce soit, ni faire du mal à aucun d'entre eux. Il doit garantir à chacun son dû et indemniser les compagnons de 'Alî des dommages qu'ils ont subis. Il ne doit garder rancune - dissimulée ou manifeste - ni à l'encontre d'al-Hassan, ni à l'encontre de son frère al-Hussayn ni envers aucun membre de la Famille du Prophète. Il ne doit menacer aucun d'entre eux où qu'il se trouve.[152]
Après la conclusion de ce traité de réconciliation que l'Imam al-Hassan n'avait accepté qu'à contre-coeur et faute de combattants, les Musulmans notamment ceux qui se trouvaient dans le camp du Calife légal ne tardèrent pas à prendre conscience du virage de l'Expérience islamique que le nouveau souverain de la nation islamique était en train d'amorcer.
On commença à entendre par ci et par là des grognements de protestation ou de reproche contre la signature de ce traité même et surtout parmi ceux qui jusqu'à la veille ne cessaient de grommeler chaque fois que l'Imam les incitait au combat.
Hier, ils étaient inconscients du caractère hautement missionnaire de la lutte que l'Imam al-Hassan avait engagée contre Mu'âwiyeh, de là leur tendance à la défection; aujourd'hui, ignorants de la nature profonde et de la portée réelle des clauses du traité que le petit-fils du Prophète avait pertinemment choisies pour astreindre le chef de file des Tulaqâ à sa place d'usurpateur, ils assimilaient son acceptation de se retirer de l'avant-scène du pouvoir officiel, à une abdication de la direction de la Ummah, donc à un renoncement au devoir, de là leur grogne.
Or, il y a sur le plan juridique islamique une différence nette entre "être contraint de laisser le pouvoir à un usurpateur" et abdiquer son poste d'Imam ou de Califat. On pourrait bien passer le pouvoir à un autre sous la contrainte sans pour autant renoncer à sa qualité de détenteur de la légalité.
L'Imam al-Hassan n'a pu ni dans son esprit ni dans ses actes envisager à aucun moment l'abdication; autrement, il n'aurait pas été ce qu'il était, tel que nous l'avons vu tout au long de sa vie: un héritier digne du Prophète et de l'Imam 'Alî.
«Car en tant qu'Imam légal désigné par le Texte - comme il le concevait et avec lui tous les Chiites imamites - son mandat d'imamat était une qualité indissociablement lié à son existence et à son essence. Personne ne pouvait la lui usurper, pas plus qu'il ne pouvait la concéder ni se décharger des responsabilités qui en découlaient. Sinon cela aurait été une infraction à la décision divine le désignant à ce poste. De même que le Prophète ne peut se séparer de sa qualité de prophète, de même l'Imam ne peut se défaire de sa qualité d'Imam. C'est du moins ce à quoi les Chiites croient fermement concernant l'imamat, croyance corroborée par des arguments solides qui leur sont propres».[153]
«Même si l'on supposait que l'Imamat de l'Imam al-Hassan ne découlât pas du Texte, mais d'un "consensus unanime" des Musulmans qui lui prêtèrent serment d'allégeance et le désignèrent pour le Califat, là encore il n'aurait pas pu s'arroger le droit de concéder le Califat, sauf cas de force majeure: par exemple incompétence dans la direction des affaires des Musulmans, ou agissements inconvenables susceptibles de porter atteinte au prestige et à la sainteté du poste. Or l'histoire ne signale rien de tout cela dans la personnalité et dans la vie de l'Imam al-Hassan, lequel bien au contraire fit preuve à maintes occasions, de ses qualités d'esprit conséquent, de dirigeant compétent, d'homme déterminé et clairvoyant, ainsi que d'autres qualités requises pour tout chef d'Etat ou de gouvernant».[154]
En acceptant de conclure le traité de réconciliation, I'Imam al-Hassan n'entendait guère consacrer Mu'âwihey Calife légal de la Ummah, mais chef de file de la déviation. La déviation de l'Expérience islamique opérée par les Tulaqâ' sous le Califat de 'Othman conduisait la Ummah vers les valeurs de "royaume temporel" alors que l'Imam 'Alî, les Compagnons pieux et enfin l'Imam al-Hassan luttaient de toute leur force pour la maintenir sur la ligne de la Khilâfah ou dans les Traditions du Prophète.
Lorsque l'Imam al-Hassan remarqua que les valeurs du royaume temporel devenaient un signe des temps et que les Musulmans se montraient de plus en plus sensibles à ces valeurs et de moins en moins conscients de ce qui séparait la ligne islamique originelle de la déviation, il orienta toute son action pour que cette déviation dise enfin son nom et soit nettement distinguée de la voie initiale que le Prophète avait tracée pour les croyants.
Un coup d'oeil sur les clauses du Traité de Réconciliation et sur les différentes déclarations et commentaires de l'Imam al-Hassan relatifs à ce sujet, montre clairement que ce dernier a pris soin de n'accorder à Mu'âwiyeh que le "pouvoir" d'un "royaume" - obtenu de facto et acquis de plus par contrainte - et de lui récuser tout droit à la Khilâfah.
Ainsi, répliquant à quelqu'un qui lui reprochait d'avoir accepté l'humiliation des Croyants pieux en signant ce Traité, il lui dit:
«Ô Abou Âmer! Ne dis pas cela! Je n'ai pas humilié les Musulmans. J'ai seulement détesté qu'il meurent pour le pouvoir.».[155]
Et à quelqu'un d'autre, il précisa:
«Je les[156]laisse s'entre-déchirer entre eux pour le pouvoir de ce bas-monde. Je n'en ai pas besoin».[157]
Dans un discours prononcé en présence de Mu'âwiyeh il souligna clairement la différence entre le "pouvoir" qu'il avait laissé à ce dernier et le droit au Califat qu'il lui avait refusé:
«Celui qui doit sa place à l'injustice, qui a suspendu les Traditions, qui a pris le bas-monde pour père et mère n'est pas un calife. C'est un roi qui a obtenu un pouvoir et s'en est réjoui (...) Et comme le dit Dieu - Le Très-Haut -: "Ceci est peut-être une tentation... et une jouissance temporaire, pour un certain temps" (Coran, Al-Anbiyâ', 21: 3)».[158]
Et dans un discours prononcé lors d'une réunion à Kûfa:
«... Mu'âwiyeh a prétendu que je pensais qu'il était qualifié pour le Califat, pas moi! Or il a menti. Nous (Ahl-ul-Bayt) sommes les mieux placés parmi les gens pour diriger les Musulmans, et ce selon le dire du livre de Dieu - Le Très Haut - et de son Prophète».[159]
Ce refus de l'Imam al-Hassan de consacrer Mu'âwiyeh calife légal des Musulmans est confirmé par le fait qu'il lui impose dans la première clause du Traité d' "appliquer le Livre de Dieu et la Sunna de son Messager", ce qui sous-entendait que Mu'âwiyeh n'était pas considéré comme étant a priori qualifié pour le faire, alors que c'est une qualité inhérente à tout véritable Calife.
En outre, d'après al-Kulayni, al-Hassan a posé comme condition de sa cession du pouvoir, qu'on n'appelle pas Mu'âwiyeh "Commandeur des Croyants", comme on le faisait pour le Calife; et selon al-Çaduq: «Al-Hassan a posé comme condition à Mu'âwiyeh que l'enregistrement de témoignage ne se déroule pas chez lui»,[160] ce qui implique la non-reconnaissance de la qualité de calife à Mu'âwiyeh.
A ceux qui (aussi bien les détracteurs que les partisans de l'Imam al-Hassan) avaient mal compris le sens exact de ce Traité, sa pertinence à court terme et sa portée à long terme, en raison de leur ignorance de la vision historique et lointaine dans laquelle le petit-fils du Prophète considérait l'acheminement du Message, l'Imam Muhammad al-Bâqir[161] dira quelques décennies plus tard (à propos de ce même Traité): «Par Dieu, ce que al-Hassan Ibn 'Alî a fait était meilleur pour cette Ummah que le lever du soleil».[162]
Oui, ce que l'Imam al-Hassan a fait était d'autant plus capital pour l'histoire et l'avenir du Message qu'il a pu empêcher la déviation de déformer et défigurer à jamais le visage de l'Islam.
Par le "Traité de Réconciliation" il a tiré une ligne de démarcation nette et durable entre le Gouvernement islamique soumis à la Loi divine et régi par elle et un pouvoir temporel tournant au gré des caprices, des désirs et des défauts de dirigeants dits Musulmans, mais se plaçant au-dessus de la Chari'a.
L'Imam al-Hassan évitera aux Musulmans de toutes les générations futures un amalgame dangereux entre la pureté des Traditions du Prophète et l'impureté des pratiques honteuses des descendants des Tulaqâ'.
Mu'âwiyeh voulait à tout prix diriger l'Etat islamique et il en avait tous les moyens grâce à une longue préparation commencée sous le troisième Calife. Il aurait pu ainsi faire de la déviation amorcée par les Tulaqâ' sous le Califat de 'Othman, une continuation du Califat-Bien-Dirigé.
Or, quel Musulman aurait pu trier ou pourrait aujourd'hui supporter sans rougir qu'on lui désigne du doigt l'assassinat atroce de Hojr Ibn 'Adi et de bien d'autres Compagnons pieux sans parler d'autres crimes objets (que nous avons mentionnés antérieurement) comme une tradition islamique?
L'Imam al-Hassan a cédé officiellement à Mu'âwiyeh les rênes d'un pouvoir qu'il possédait de toute façon en puissance. Mais ce faisant, il l'a d'une part empêché de s'inscrire dans l'histoire comme un Califat-Bien-Dirigé, il lui a, d'autre part, laissé le temps de se démasquer complètement, permettant ainsi aux Musulmans de s'apercevoir, pendant qu'il était encore temps, du grand fossé qui séparait la ligne du Prophète et la déviation des Tulaqâ'.
Car tant qu'ils n'avaient pas encore officiellement la direction de la Ummah entre leurs mains, Mu'âwiyeh et ses acolytes s'ingéniaient par des arguments sophistiqués et des raisonnements spécieux à habiller leurs infractions à la Chari'a d'une apparence islamique, et s'efforçaient tant bien que mal de dissimuler leur haine viscérale envers la famille du Prophète et les défenseurs de ses Traditions.
Une fois l'Imam al-Hassan écarté de leur chemin, aucun obstacle ne les empêchait plus d'inonder la Ummah de l'eau trouble dont ils l'arrosaient jusque-là à petites gouttes.
Mais abstraction faite de l'opportunité et de tous les aspects positifs de ce Traité, beaucoup de proches partisans de l'Imam al-Hassan concevaient mal que ce dernier puisse supporter l'idée de se laisser et de laisser la Ummah vivre sous le pouvoir des "amnistiés".
Cela leur paraissait d'autant plus inconcevable que l'Imam al-Hassan, contrairement à la majorité des mortels, connaissait parfaitement et de très près le passé peu glorieux des Tulaqâ' et les intentions malveillantes de Mu'âwiyeh et de son entourage.
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